Le blog de Julien Salingue - Docteur en Science politique
7 Novembre 2011
Nb : le texte qui suit est la première partie d'un article publié dans le Cahier du CCMO n°2 (à paraître) : Retour sur les "révolutions arabes". A la fin de l'extrait, on trouvera le sommaire du cahier et le lien vers le site du CCMO pour une présentation plus détaillée.
Un processus révolutionnaire durable, un défi épistémologique
« C’est une révolte ? Non sire, c’est une révolution »
Nombre d’analystes et de commentateurs ont été pris de court par les soulèvements en série dans le monde arabe. L’exceptionnelle longévité des dictatures de la région avait conduit certains à s’imaginer qu’elles ne pourraient jamais être renversées. C’est pourtant ce qui s’est produit en Tunisie, en Egypte et, dans des circonstances très particulières (intervention de l’OTAN), en Libye, tandis qu’en Syrie et au Yemen (entre autres), la mobilisation ne faiblit pas malgré la répression.
Est-il risqué de commenter le processus auquel nous assistons et de tenter de tirer quelques bilans – d’étape – des soulèvements en cours ? Peut-être. Lorsqu’il s’attaque à de tels bouleversements, a fortiori lorsqu’ils sont inachevés, le chercheur est invité à faire preuve d’humilité et de modestie. Je me contenterai donc ici de dégager, dans un premier temps, quelques traits saillants des événements actuels, en axant mes réflexions sur le plus essentiel d’entre eux : nous sommes témoins d’un processus révolutionnaire durable. Dans un second temps, je tenterai de revenir sur la dimension proprement épistémologique des événements, en interrogeant notamment l’avenir incertain du paradigme de « l’exception autoritaire arabe ».
Un processus révolutionnaire
N’en déplaise aux impatients ou aux pessimistes, le terme « révolutionnaire » ne témoigne d’aucune surestimation des changements en cours, et ne préjuge pas de leur issue. En effet ceux-ci portent en eux la possibilité d’une révolution achevée, impliquant « non seulement la destruction du pouvoir d’Etat existant, mais encore une « dé-construction » de l’organisation sociale et des principes qui la gouvernent »[1]. Ben Ali, Moubarak, Kadhafi… La liste des dictateurs déchus est éloquente, et ne manquera pas de s’allonger au cours des mois et des années à venir. Si leur chute ne peut suffire à affirmer que des « révolutions » ont eu lieu, deux éléments essentiels incitent à appréhender les événements actuels comme étant « révolutionnaires » : le rôle moteur joué par les masses populaires dans la chute des dictateurs ; la dimension régionale de la remise en cause d’un système politique figé depuis quatre décennies.
a) Les peuples au cœur
Lénine[2], acteur et théoricien de la révolution russe, a énuméré en 1914 les conditions de la crise révolutionnaire : « quand ceux d’en haut ne peuvent plus...; quand ceux d’en bas ne veulent plus...; quand ceux du milieu hésitent et peuvent basculer... Les trois conditions sont indissociables et combinées. Il s’agit alors, non d’un mouvement social qui s’approfondit, mais spécifiquement d’une crise politique de la domination, d’une crise d’ensemble des rapports sociaux, dont la forme est celle d’une “crise nationale” »[3]. S’inspirant (volontairement ou non) de Lénine, Riadh Sidaoui expliquait récemment, dans une interview à propos de la Libye, ceci : « Pour réussir, une révolution doit regrouper trois facteurs. Le premier, la radicalisation de l’opposition populaire, qui ne demande plus seulement des réformes mais veut la tête de celui qui incarne le régime. Le deuxième, une division au sein de l’élite du pouvoir, un esprit de corps fragmenté. Le troisième, la neutralité de l’armée ou sa trahison envers le régime »[4].
Même si l’implication des masses populaires est à relativiser selon les pays, il n’en demeure pas moins que dans chacun des cas, c’est la mobilisation de dizaines de milliers, de centaines de milliers, voire de millions d’individus qui a radicalement changé les coordonnées politiques et sociales. Ceux qui résument les événements qui se sont produits en Tunisie à une « révolution de palais » semblent oublier que Ben Ali serait toujours au pouvoir sans les mobilisations de rue. Ceux qui ne voient en Egypte qu’un « putsch militaire » relativisent considérablement les manifestations de la place Tahrir. Le rôle majeur joué par l’OTAN dans la chute de Kadhafi ne doit pas occulter la réalité du soulèvement de Benghazi. Nous sommes aujourd’hui dans un entredeux, au sein duquel cohabitent des éléments de rupture et des éléments de continuité, une période de crise au sens gramscien du terme : « La crise consiste précisément dans le fait que l’ancien meurt et que le nouveau ne peut pas encore naître ; durant cet entredeux, une grande variété de symptômes morbides se font jour »[5].
Les processus révolutionnaires (en général) posent la question de la temporalité du changement politique, et invitent à se débarrasser de toute conception graduelle, ou linéaire, du temps politique. « On ne saurait se représenter la révolution elle-même sous forme d’un acte unique : la révolution sera une succession rapide d’explosions plus ou moins violentes, alternant avec des phases d’accalmie plus ou moins profondes »[6]. La révolution ne peut se résumer à un « grand soir », au cours duquel l’ancien s’écroulerait soudain et le nouveau le remplacerait : elle est un processus qui s’inscrit dans la durée, au sein duquel se succèdent, parfois de manière très rapprochée, le flux et le reflux, les avancées et les reculs, le calme et la tempête. « Les révolutions ont leur propre tempo, scandé d’accélérations et de ralentissements. Elles ont aussi leur géométrie propre, où la ligne droite se brise dans les bifurcations et les tournants brusques »[7].
Un mouvement de fond est en cours, qui a déjà abouti, en l’espace de quelques mois, à la chute de trois des plus féroces dictatures du monde arabe, et qui en fait vaciller bien d’autres. Il est donc plus qu’hasardeux de se risquer à affirmer, sous la pression d’une autre dictature, celle de l’instantanéité et de l’information en temps réel, que les révolutions auraient « échoué ». Elles sont en cours, et leur évolution dépend de bien des facteurs, sur lesquels nous reviendrons plus loin. Quelles que soient les trajectoires prises par chacun des soulèvements, il n’en demeure pas moins que ce sont bien les peuples arabes qui ont joué, et qui continueront de jouer, un rôle déterminant dans le(s) développement(s) du processus. Y compris en cas d’échec.
Léon Trotsky écrivait, dans sa monumentale Histoire de la révolution russe, ceci : « Le trait le plus incontestable de la Révolution, c'est l'intervention directe des masses dans les événements historiques. D'ordinaire, l'État, monarchique ou démocratique, domine la nation ; l'histoire est faite par des spécialistes du métier : monarques, ministres, bureaucrates, parlementaires, journalistes. Mais, aux tournants décisifs, quand un vieux régime devient intolérable pour les masses, celles-ci brisent les palissades qui les séparent de l'arène politique, renversent leurs représentants traditionnels, et, en intervenant ainsi, créent une position de départ pour un nouveau régime. (…) L'histoire de la révolution est pour nous, avant tout, le récit d'une irruption violente des masses dans le domaine où se règlent leurs propres destinées »[8]. Gageons que les historiens sauront nous offrir ce récit en ce qui concerne le monde arabe.
b) Un processus régional
Le deuxième élément particulièrement marquant du processus en cours est qu’il s’agit bien d’un processus qui traverse l’ensemble de la région. Dire cela, ce n’est évidemment pas nier les spécificités de chacun des Etats arabes et de chacun des soulèvements[9]. Il est au contraire particulièrement utile de penser les singularités de chacun des mouvements en cours pour mieux dégager les traits caractéristiques du processus révolutionnaire, qui n’est pas une simple addition de révoltes nationales, mais bel et bien une lame de fond qui sera amenée à modifier considérablement le dispositif politique régional.
(...)
Notes
[1] François Châtelet, entrée « Révolution », Encyclopaedia Universalis (édition de 1985).
[2] J’ai fait le choix délibéré de me référer, dans cette première partie, à divers auteurs de tradition marxiste, tant ils ont enrichi, par leur participation directe aux processus révolutionnaires, l’approche théorique de « la » révolution.
[3] Daniel Bensaïd, « Lénine, ou la politique du temps brisé », Critique communiste n° 150, automne 1997.
[4] Riadh Sidaoui, « La Libye penche entre la révolution et la guerre civile », 21 février 2011, interview disponible sur http://www.20minutes.fr/monde/libye/673827-monde-la-libye-penche-entre-revolution-guerre-civile.
[5] Antonio Gramsci, Selections from the Prison Notebooks, Quintin Hoare et Geoffrey Nowell Smith (eds), International Publishers, New York, 1971, p. 276.
[6] Lénine, Que Faire ? V°, c) (1902).
[7] Daniel Bensaïd, « Les sauts ! Les sauts ! Les sauts ! Lénine et la politique », in Bensaïd, La politique comme art stratégique, Paris, Syllepse, 2011.
[8] Léon Trotsky, Histoire de la révolution russe, Tome I, préface.
[9]Voir, entre autres, Hamid Bozarslan, « Réflexions sur les configurations révolutionnaires égyptienne et tunisienne », Mouvements, 2011/2, n° 66.
Sommaire du cahier
Introduction
De quoi les printemps arabes sont-ils le nom ? Khadija Guebache-Mariass
Une nouvelle Nahda ? Samuel Mehli
Un processus révolutionnaire durable, un défi épistémologique. Julien Salingue
Le « Printemps arabe », une illusion d’optique. Pierre Piccinin
Le néocolonialisme culturel : comment l'orientalisme est devenu un système politique que les révolutions viennent de détruire. Antoine Grégoire
Plus de renseignements et commandes sur le site du CCMO.
Quatrième de couverture
Nul ne peut aujourd’hui prédire avec certitude l’ampleur que prendront les bouleversements qui secouent le monde arabe depuis le début de l’année 2011. Des dictatures que d’aucuns pensaient inamovibles sont tombées, d’autres vacillent, certaines semblent « tenir » malgré le développement de la contestation... Les rythmes et les modalités des mobilisations populaires sont divers, mais de toute évidence un point de non-retour a été franchi : le monde arabe, qui semblait traverser une longue période de glaciation politique et sociale depuis la fin des années 1970, n’aura, et n’a déjà plus, le même visage.
De quoi sommes-nous les témoins ? Le Moyen-Orient et le Maghreb sont-ils en train d’être bouleversés ? Un processus révolutionnaire est-il en train de se développer ? Ou, au contraire, les commentateurs et les analystes ont-ils surestimé les potentialités d’un « printemps arabe » qui s’essoufflerait sans que la donne soit fondamentalement changée ?
Les contributions regroupées ici consacrées aux « révolutions arabes » tentent d’appréhender ces dernières dans leur globalité et de penser les dynamiques régionales à l’oeuvre. En prenant le recul nécessaire pour ne pas être tributaires de la succession rapide des événements, leurs auteurs tentent, avec la modestie et la réserve qu’exige le caractère inachevé du processus en cours, d’offrir des réponses à la question-titre du premier article de ce recueil : De quoi les Printemps arabes sont-ils le nom ?