Le blog de Julien Salingue - Docteur en Science politique
11 Septembre 2012
Intégration inégale, de-development et économie-casino
À l'occasion de la multiplication des manifestations, en Cisjordanie, contre la vie chère, j'ai choisi de mettre en ligne la transcription écrite d'une communication effectuée lors d'un colloque organisé à Dijon en 2009. Je la publie dans sa version originale, même si elle a depuis été remaniée pour la publication des actes du colloque.
Parler des dynamiques économiques dans les territoires palestiniens est un véritable défi, puisque l’on est immédiatement confronté à une difficulté, qui n’est pas que sémantique, si l’on tente de donner un sens au mot « économie palestinienne ». Pour le dire avec une formule provocatrice : dans quelle mesure peut-on parler d’une « économie palestinienne » ?
Si l’on entend l’économie palestinienne comme l’activité économique des territoires palestiniens (production, consommation, échange et commerce de biens et de services), il sera difficile de remettre en question son existence. Si l’on entend économie palestinienne comme système économique palestinien et/ou comme activité n’existant pas seulement en soi mais pour soi, les choses sont moins évidentes.
S’interroger sur l’état de l’économie palestinienne n’est pas s’interroger sur une économie « classique ». Les Palestiniens, société dispersée et déstructurée en 1947-1948, vivent sous occupation militaire depuis plus de 60 ans. Penser l’état de l’économie palestinienne, c’est penser l’occupation israélienne et ses répercussions économiques, c’est penser les ruptures et les continuités au sein du processus d’Oslo et, enfin, mettre en perspective la situation et les dynamiques actuelles en interrogeant la « stratégie économique palestinienne ».
Je m’appuie ici principalement sur les travaux d’Adel Samara, de Sarah Roy, de Leïla Farsakh, de Graham Usher, de George Abed et de Fadle Naqib. Les chiffres que je donne sont issus des rapports du Bureau Central Palestinien des Statistiques, (PCBS) de la Banque Mondiale et du Fonds Monétaire International.
1) Une économie (dé-)structurée par l’occupation militaire
a) L’intégration inégale
Après la guerre des 6 jours (juin 1967) et la prise de contrôle de la Cisjordanie et de la Bande de Gaza, Israël gouverne les territoires palestiniens occupés au moyen d’ordres militaires. Il est significatif de noter que plus de 50% des ordres militaires émis dans la période 1967-1993 sont en relation directe avec les questions économiques.
Cette communication n’a évidemment pas pour objet d’entrer dans le détail de ces ordres, mais plutôt d’en dégager les tendances lourdes et leur implication quant aux évolutions de l’économie palestinienne durant la période 1967-Oslo.
La tendance générale est celle d’une intégration inégale de l’économie palestinienne à l’économie israélienne. « Intégration inégale » signifie ici qu’il n’y a pas eu de fusion entre les deux économies ou d’absorption de l’économie palestinienne par l’économie israélienne. C’est à un processus de prise de contrôle/reconfiguration que l’on assiste, dans un rapport de subordination de l’économie palestinienne à l’économie israélienne.
C’est ainsi, par exemple, que par les ordres numéros 10, 11 et 12 Israël rend illégaux tous les accords préalablement existants quant aux importations et exportations vers et depuis les territoires palestiniens, contraignant non seulement les commerçants mais aussi les négociants en matières premières à importer des produits israéliens, ce qui a des répercussions au niveau de l’ensemble du secteur industriel, tout le monde devenant dépendant des productions ou des autorisations israéliennes (entre 90 et 95% des importations selon les années).
Grâce à cette emprise indirecte sur les structures économiques palestiniennes, Israël va pouvoir accélérer la spécialisation de son industrie dans les domaines de pointe (électronique, informatique, technologies militaires), domaines tournés vers l’avenir et à forte valeur ajoutée, tout en « favorisant » le développement, dans les territoires occupés, de productions à faible valeur ajoutée et peu modernes.
On assiste ainsi, dans des domaines comme l’industrie textile ou la production de chaussures, à la mise en place de réseaux de sous-traitance dans les territoires palestiniens, des industriels israéliens y transférant leur production avant de la revendre sous l’étiquette « made in Israel ». Israël se prémunit en outre du développement d’une économie concurrentielle dans les territoires palestiniens, empêchant la mise en place d’une industrie moderne et réduisant considérablement la production agricole par les confiscations de terres. C’est ainsi qu’en 1990 la production industrielle représente à peine 8% du PNB palestinien (contre 25% en Jordanie) et que la taille moyenne d’une entreprise palestinienne est de 4 salariés (soit le même chiffre qu’en 1927).
Cette politique va contraindre des centaines de milliers de Palestiniens à rechercher du travail « ailleurs », tout d’abord dans les pays pétroliers puis en Israël même. Entre 1970 et 1990 la force de travail augmente de 64% tandis que les emplois à l’intérieur des territoires occupés n’augmentent que de 28%. Au début des années 90, près de la moitié de la main d’œuvre travaille à l’extérieur.
b) Le modèle du de-development
De manière plus modélisée, 4 grandes tendances se dégagent, modèle que j’emprunte largement à l’économiste palestinien Adel Samara :
- Une économie totalement périphérisée, avec pour unique centre l’Etat d’Israël. Les villes palestiniennes sont dans une relation de dépendance économique directe avec Israël, et elles ne constituent même pas un « centre » pour les villages aux alentours, eux aussi dans un rapport de subordination directe.
- Une économie qui ne maîtrise pas ses priorités en terme d’investissement et de développement. Tout investissement et projet de développement étant soumis à l’approbation israélienne, il s’inscrit forcément dans le cadre de l’intégration inégale. La plupart des investissements s’effectueront donc logiquement dans le domaine de l’habitat, domaine qui ne peut guère bouleverser les « équilibres » économiques.
- Une économie dans laquelle les capitaux sont encouragés à fuir : en 1967 Israël ferme toutes les banques et les remplace progressivement par des banques commerciales israéliennes. Peu convaincus de confier leur argent à des banques israéliennes, les Palestiniens ont eu tendance à placer leur argent à l’étranger, ce qui a contribué à ralentir le développement économique, de même que l’absence de tout système de crédit.
- Enfin, une économie captive de l’économie israélienne, tant du point de vue des importations que des exportations : les producteurs et marchands se sont adaptés aux besoins de l’économie israélienne ; les exportateurs et les importateurs ont perdu la possibilité d’importer ou d’exporter directement depuis ou vers d’autres pays dans des conditions plus avantageuses.
Cette intégration inégale se concrétise dans un processus que Sarah Roy caractérise comme du « de-development », à distinguer du sous-développement, dans lequel les conditions de possibilité d’un développement économique, même subordonné, existent. Le de-development sape, structurellement, les bases mêmes de tout développement économique réel. L’augmentation de la production et du niveau de vie dans les territoires palestiniens, consécutive à l’occupation de 1967, ne s’est pas et ne pouvait, pour les raisons structurelles énoncées ci-dessus, se transformer qualitativement en développement économique global. Le de-development empêche l’émergence d’un système économique palestinien.
2) Les Accords d’Oslo et la poursuite du de-development
a) La logique d’Oslo
Je n’aurai pas le temps d’entrer dans les détails des dispositions économiques des Accords d’Oslo et du Protocole économique de Paris, signé en 1994, qui organise les relations économiques et commerciales entre Israël et les Palestiniens dans le cadre du « processus de paix ». Il s’agira ici d’identifier les ruptures et les continuités entre la période pré-Oslo et la période qui s’ouvre en 1994, et dans laquelle nous sommes toujours aujourd’hui.
Le volet économique d’Oslo doit être pensé dans le cadre plus général des dimensions politiques du « processus de paix » et de sa logique d’ensemble :
- Création d’une administration indigène, aux attributs de souveraineté limités, dans les zones palestiniennes les plus densément peuplées, desquelles Israël s’engage à se retirer progressivement à mesure que la nouvelle Autorité Palestinienne (AP) fait la démonstration de sa capacité à y maintenir l’ordre.
- Fragmentation des territoires palestiniens en zones aux statuts juridiques divers, isolées les unes des autres par des barrages israéliens et par des routes réservées aux colons.
- Maintien « officiel » du contrôle israélien sur la grande majorité des territoires palestiniens occupés (95% en 1994, 82% en 2000), et sur les frontières avec la Jordanie et l’Egypte.
- Transfert à l’AP de l’ensemble des responsabilités qui échoient, selon le droit international, à toute puissance occupante dans les territoires qu’elle occupe : services sociaux, éducation, santé…
- Report, à des « négociations sur le statut final », des questions-clés : Jérusalem, les colonies, les réfugiés.
Etant donné notre sujet, on retiendra deux éléments essentiels : le maintien du contrôle israélien sur le territoire et les frontières, l’omniprésence et la centralité des questions sécuritaires. J’insiste sur ce point car on a souvent eu tendance à lire et analyser le Protocole de Paris de manière « séparée », en soulignant certaines de ses dispositions apparemment favorables aux Palestiniens mais qui, la réalité l’a démontré, étaient elles aussi subordonnées aux volets sécuritaire et territorial de l’Accord « général ».
b) Les Accords économiques
De retour de Paris (avril 1994), l’unanimité entre Israël et les Palestiniens est flagrante : Shimon Pérès déclare « [que] les Palestiniens sont aujourd’hui d’accord avec Israël pour créer une économie de marché, une économie ouverte, sans frontières, avec une liberté totale de commerce et de circulation des biens entre les 2 parties ». Nabil Shaath parle de son côté « [d’] une paix totale avec Israël, avec des frontières totalement ouvertes (…), [qui va] créer avec Israël une communauté économique tournée vers l’ensemble du Moyen-Orient ».
Un « mariage », selon les termes de Shimon Pérès, qui s’avère, à l’examen, n’être rien d’autre que la poursuite de l’intégration inégale et du de-development par d’autres moyens. Si certains termes des accords semblent permettre, en théorie, une émancipation de la tutelle israélienne et un développement économique palestinien (liberté d’importation sur une liste de 526 produits, reversement des taxes et des droits de douane à l’AP, possibilité de développement d’un secteur financier et bancaire autonome…), leur inscription dans une réalité modelée par 25 ans d’occupation et par les volets sécuritaire et territorial des accords limite considérablement leur portée.
Il convient de souligner tout d’abord que l’idée même d’une fusion au sein d’un marché commun d’une économie moderne, développée et concurrentielle avec une économie déstructurée, « dé-développée » et subordonnée porte en elle le maintien d’une relation inégale.
Si l’on entre davantage dans les détails, en s’appuyant sur des exemples concrets, cette inégalité et, au-delà, la poursuite du de-development, est évidente. Certes, l’AP peut importer 526 produits depuis l’extérieur. Mais un examen de la liste de ces 526 produits nous montre qu’il s’agit essentiellement de produits alimentaires de base et de produits de consommation courante. Si les Palestiniens veulent importer des manières premières ou des matériaux permettant un développement industriel et/ou technologique, ils doivent obtenir l’agrément d’Israël via le « Comité Economique Conjoint ».
De même, la liberté relative d’exporter est sujette à un alignement de la TVA palestinienne (qui doit se maintenir entre 15 et 16%) sur la TVA israélienne (17%). Un tel niveau de taxe rend structurellement non-compétitifs les produits palestiniens sur le reste des marchés arabes, problème déjà posé par le coût du travail dans les territoires palestiniens (salaires beaucoup plus élevés car l’interpénétration avec le marché et le système monétaire israéliens tire les prix à la consommation vers le haut). Ce coût élevé du travail limite en outre considérablement les investissements étrangers, qui se portent dans des pays où la main d’œuvre est beaucoup moins coûteuse.
Le rôle joué par le « nouveau » secteur bancaire n’a pas limité la fuite des capitaux, bien au contraire, et n’a pas permis le développement d’un système d’emprunt et donc de crédit. Les banques investissent à l’étranger, et non dans l’économie « nationale », l’argent qui est déposé sur les comptes : en moyenne, durant les années 90, ce sont plus de 70% des capitaux qui sont ainsi transférés à l’étranger. Le rapport emprunts/capitaux oscille entre 20 et 25%, contre 80% en Jordanie et 90% en Israël. En d’autres termes, le capital accumulé dans les territoires palestiniens ne bénéficie pas à l’économie palestinienne.
Même si l’économie palestinienne peut en théorie s’ouvrir sur l’extérieur, elle est en réalité dans un quasi-tête-à-tête avec l’économie israélienne de laquelle elle ne peut s’émanciper. Les produits israéliens continuent d’inonder le marché palestinien et Israël demeure le principal débouché des productions palestiniennes. 90% des échanges commerciaux se font avec Israël et le déficit commercial palestinien passe de 800 millions de dollars en 1990 à 1.4 milliards de dollars en 1996. 2 exemples chiffrés: alors qu’en 1984 le volume d’échange en fruits et légumes entre les territoires palestiniens et la Jordanie s’élevait à 244 000 tonnes, durant les années 90 il chute à un niveau moyen de 44 000 tonnes. En 1994, sur les 9000 tonnes de citrons produites à Gaza, 90% ont été exportées vers les usines de jus de fruits israéliens.
c) L’arme politique
Au-delà de ces considérants strictement économiques, le monopole israélien sur le contrôle des territoires, des frontières et « l’arme sécuritaire » vont avoir des répercussions considérables au niveau de « l’économie palestinienne ».
Un premier élément qui est tellement évident que je ne vais pas le développer : l’emprise israélienne sur la majorité des terres palestiniennes et des ressources énergétiques (notamment l’eau) empêche l’extension des exploitations agricoles ou des zones industrielles puisque les permis de construire sont sujets à autorisation israélienne. Au-delà, les saisies de terre se multiplient durant les années 90 et 2000 avec la poursuite de la colonisation et la construction du mur, ce qui tend même à réduire la production agricole (plus de 1000 fermes et hangars agricoles saisis pour la seule période 2000-2006).
Un deuxième élément doit être pris en compte : les procédures sécuritaires imposées par Israël (contrôle des marchandises à la sortie des zones autonomes palestiniennes, transfert dans des véhicules israéliens, nouveaux contrôles aux frontières) augmentent considérablement le coût de l’exportation et de l’importation de marchandises, ce qui rend encore un peu moins concurrentielles les productions palestiniennes et moins attractives (pour les exportateurs étrangers) les zones autonomes.
Enfin, et c’est sans doute l’essentiel, la pratique récurrente (499 jours entre 1994 et 1999, soit 3 mois par an pendant la période de « paix »), pour des motifs officiellement sécuritaires, du bouclage des zones autonomes, va avoir un impact catastrophique au niveau économique. La Banque Mondiale estime ainsi que la pratique du bouclage a généré 40% de pertes du PIB de Gaza en 1996 et 20% de celui de la Cisjordanie : réduction drastique du nombre de travailleurs palestiniens autorisés à se rendre en Israël (et donc du pouvoir d’achat et de la consommation), réduction des possibilités de commercer, y compris avec Israël, réduction de la production, explosion du chômage et de la pauvreté…
Le PIB par habitant décline régulièrement entre 1994 et 1999, et s’écroule entre 2000 et 2005 (-35%) avec la systématisation du bouclage après le soulèvement de septembre 2000. La production agricole chute, en valeur absolue, de plus de 25% entre 1999 et 2007, la production industrielle de plus de 20%.
Au-delà, la fragmentation territoriale va s’accompagner d’une « enclavisation » économique, Gaza étant isolée de la Cisjordanie, le Nord de la Cisjordanie du Sud. Sarah Roy décrit ce processus d’enclavisation et d’autarcisation de l’économie : des pratiques économiques qui s’éloignent des marchés et des échanges internationaux (voir inter-zones autonomes) et se tournent vers la production locale, des activités et des modes de production plus traditionnels. En résumé, on produit de moins en moins pour exporter et de plus en plus pour consommer tout en étant toujours dépendant des produits israéliens, étant donné les limites objectives, structurelles, des capacités de production.
Durant les années 90 et 2000, loin de s’atténuer, le de-development se poursuit et se renforce, même si, comme on va le voir, l’argent afflue dans les territoires palestiniens et certains en tirent des bénéfices.
3) Au-delà de l’occupation, la faillite d’une stratégie palestinienne et internationale
a) Le rôle économique de l’AP
Il serait en effet trop réducteur d’attribuer les responsabilités de la poursuite du de-developement à la seule occupation israélienne, même si elle en demeure la principale source. Un changement fondamental s’est opéré avec Oslo : la mise en place de l’Autorité Palestinienne qui, en ce qui nous concerne, exerce un monopole sur les négociations économiques avec Israël, sur la perception des taxes diverses (notamment les droits de douane) et des aides internationales.
L’apparition de ce nouvel acteur va largement participer d’une reconfiguration de la scène économique palestinienne et, au-delà, de la scène politique et sociale. On peut résumer en 3 grands traits le rôle économique de l’AP : difformité, clientélisme et dépendance.
La construction d’un appareil d’Etat pléthorique (jusqu’à 180 000 membres en 2007) a permis à l’AP de jouer un rôle central dans l’économie palestinienne en devenant le premier pourvoyeur d’emplois dans les territoires palestiniens. Mais derrière ce chiffre se cache un développement très inégal, difforme, de l’appareil d’Etat : la moitié de ses salariés sont employés dans les diverses forces de sécurité, moins d’1/3 du budget est consacré au développement des services sociaux (santé, éducation), et c’est une portion négligeable qui est consacrée à l’aide au développement économique.
Le monopole sur les droits de douane (plusieurs centaines de millions de dollars par an), sur l’aide internationale (environ 10 milliards de dollars entre 1994 et 2006) et sur l’importation de 27 marchandises (ciment, tabac, essence…) va générer un vaste réseau de clientélisme et de corruption. Des centaines de millions de dollars sont gaspillés de manière improductive dans l’entretien de réseaux de clientèle. Le monopole sur les importations de produits indispensables, lui aussi utilisé à des fins de corruption, entraine une hausse des prix : les constructeurs palestiniens qui importaient du ciment (entreprise Nesher) depuis Israël ont vu les prix augmenter suite à l’établissement du monopole de l’AP. Enfin l’AP favorise largement les investissements étrangers (avec lesquels elle partage des monopoles), et notamment des riches Palestiniens de la diaspora, au détriment des entrepreneurs locaux. Ces investisseurs préfèrent les secteurs rentables sur le court terme (tourisme, télécommunications…) à des secteurs moins rentables mais permettant le développement réel d’une économie locale.
L’AP demeure néanmoins dans une situation de dépendance totale vis-à-vis de l’aide extérieure. Le coût du développement et de l’entretien de l’appareil d’Etat et des diverses infrastructures (dépenses officielles) cumulé au coût du développement et de l’entretien des réseaux de corruption et de clientèle (dépenses officieuses) excèdent très largement les recettes de l’AP. Ainsi, pour l’année 2009, le déficit budgétaire estimé est de plus de 400 millions de dollars, malgré les aides internationales (1.5 milliard). L’AP ne peut survivre économiquement sans les aides des pays donateurs et sans le paiement, par Israël, des taxes et droits de douane : l’autonomie relative de l’AP dans le domaine économique peut à tout moment disparaître..
Ces 3 caractéristiques (difformité, clientélisme et dépendance) rejoignent largement les caractéristiques des Etats rentiers, Etats dont la majorité des recettes provient de l’extérieur et non de l’intérieur, et donc de l’impôt. Je n’approfondirai pas ce point ici, mais il convient néanmoins de noter que le paradigme de l’Etat rentier peut s’avérer éclairant pour comprendre les phénomènes d’autonomisation politique (dérivée de l’autonomie fiscale) de la direction de l’AP et de dépolitisation (en raison d’une politique de redistribution des richesses) de la société palestinienne…
b) De la dépendance économique à la dépendance politique
La situation de de-development et les choix économiques de l’AP ont accru la dépendance de l’économie palestinienne vis-à-vis de l’aide internationale. L’AP est donc dans une situation paradoxale : incontournable sur le plan économique à l’intérieur des territoires palestiniens (40% de la population vit grâce aux salaires de l’AP), elle ne bénéficie d’aucune autonomie vis-à-vis de l’extérieur et doit donc se conformer aux volontés des pays donateurs. Une situation qui a des répercussions très politiques : lorsqu’en 2006 le Hamas gagne les élections, les pays donateurs suspendent leurs aides, Israël suspend le versement des taxes, et l’AP se trouve dans une situation de quasi-banqueroute.
Ce n’est qu’après l’arrivée, contraire au verdict des urnes, de Salam Fayyad (ancien haut fonctionnaire de la Banque Mondiale et du FMI) au poste de Premier Ministre que les aides reviennent, conditionnées à des décisions politiques de premier ordre : reprise des négociations avec Israël, refonte des services de sécurité, répression contre le Hamas, désarmement des dernières cellules de résistance… Lorsque lors de la conférence de Paris, en décembre 2007, les pays donateurs promettent à Mahmoud Abbas et Salam Fayyad près de 8 milliards de dollars sur 3 ans, c’est davantage pour leur permettre de reprendre la main sur la vie politique palestinienne que pour assurer un véritable développement économique palestinien.
Les logiques à l’œuvre depuis Oslo se poursuivent et la « nouvelle politique économique » de Fayyad ressemble beaucoup à celle de l’AP des années 90-2000 : priorité accordée aux investissements étrangers (cf la Palestine Investment Conference de 2008 à Béthléem) au détriment des entrepreneurs locaux, secteurs rentables (des hôtels de luxe à Ramallah, une deuxième ligne de téléphonie mobile…) et, last but not least, une priorité renforcée, dans le budget de l’AP, au secteur de la Sécurité : pour l’exercice 2008-2009, le programme « Transformation et Réforme du Secteur de la Sécurité » possède un budget équivalent aux budgets cumulés des Programmes « Accès à l’Education » et « Amélioration de la Qualité des Services de Santé » (en chiffre bruts, de décembre 2008 à juin 2009, 1325 postes ont été créés dans la Sécurité et 94 postes supprimés dans la Santé).
Des choix conformes à l'idéologie néo-libérale des bailleurs de fonds, et des choix très politiques, qui s’inscrivent dans une vision, largement partagée par Salam Fayyad et ses proches, selon laquelle un développement économique palestinien serait possible malgré la poursuite de l’occupation et de la colonisation. Une vision qui a pourtant montré toutes ses limites durant les années 90-2000, pour des raisons (que nous avons exposées plus haut) qui n’ont pas disparu.
Conclusion : une faillite programmée ?
L’économie palestinienne est donc une économie victime d’une politique de de-developement, que les Accords d’Oslo n’ont pas interrompue, bien au contraire. Les Accords d’Oslo ont participé d’une reconfiguration du de-developement avec l’intégration d’un nouvel acteur, l’AP. Le rôle dévolu à l’AP (et dans lequel la majorité des forces sociales qui soutiennent l’AP se complaisent) n’est pas de poser les bases d’une économie palestinienne autonome ou de renverser le rapport d’inégalité entre économie israélienne et économie palestinienne. Il s’agit au contraire de gérer le de-developement sans qu’il y ait aucune modification structurelle : des individus s’enrichissent, des secteurs économiques fonctionnent, les salaires des fonctionnaires sont revenus mais il n’y a pas, à proprement parler, de développement économique. Les pays donateurs ne s’y trompent pas, qui n’ont accordé, durant les 6 premiers mois de l’année 2009, que 32 millions de dollars d’aide au développement économique (contre plus de 400 millions de dollars pour le fonctionnement de l’appareil d’Etat).
Si l’on a pu constater un allégement du bouclage en Cisjordanie, les difficultés demeurent, les restrictions et les expropriations se poursuivent, sans parler de la Bande de Gaza : soumise à un bouclage total et à un véritable embargo, elle est dans une situation de crise économique sans précédent. Quelques chiffres : selon la Banque Mondiale, 2% des établissements industriels continuent de fonctionner à Gaza (90 contre 3900 en juin 2005, 860 salariés contre 35 000), sur 2500 tonnes de fraises produites, seules 109 tonnes ont pu être exportées (4% de la production). Si l’on prend en compte Gaza et la Cisjordanie, le PIB par habitant estimé pour 2009 sera de 30% inférieur à celui de 1999, et il sera inférieur à celui de 2008. La croissance économique palestinienne reste négative. En 2008, entre la moitié et les 2/3 des foyers palestiniens vivent sous la limite de la pauvreté.
Dans les rues de Ramallah, il y a 2 semaines, je n’ai pu m’empêcher de penser, en voyant des enfants du camp de réfugiés de Qalandia, à l’heure où ils auraient dû être en classe, vendre des chewing-gums au checkpoint à quelques centaines de mètres des luxueux nouveaux buildings de la « capitale économique » palestinienne, à ces mots qu’écrivait Adel Samara, dénonçant le développement d’une « économie-casino », quelques mois avant l’explosion de septembre 2000 : « Les nouveaux buildings, les centres commerciaux et les restaurants de luxe de Ramallah et d’autres villes de Cisjordanie sont le reflet des intentions réelles de l’Autorité Palestinienne, et non des preuves d’un quelconque développement. (…) Le régime établit en réalité une infrastructure particulière, qui correspond aux besoins et aux demandes des touristes, des businessmen, des managers d’ONG, des officiels de l’Autorité… La majorité de la population n’a rien à voir avec ce prétendu développement ». L’embellie économique actuelle n’est en réalité qu’un trompe-l’œil et la prétendue « paix économique » ne stabilisera pas la situation politique.