Le blog de Julien Salingue - Docteur en Science politique
14 Novembre 2011
NB : le texte qui suit est la première partie d'un article publié dans l'ouvrage collectif Palestine Israël : un Etat ? Deux Etats ?, qui vient de paraître aux éditions Sindbad Actes Sud. A la fin de l'extrait, on trouvera le sommaire du livre.
Israël/Palestine : des économies entre séparation et intégration
Les dimensions économiques du conflit opposant Israël aux Palestiniens ont fait l’objet de multiples études et travaux de recherche : conséquences de l’occupation sur les économies palestinienne et israélienne, possibilité de sortir de l’impasse politique par des solutions économiques… Cette contribution n’a pas vocation à y revenir en détail. Les références citées dans l’article, même si elles ne constituent pas un corpus exhaustif, permettront aux lecteurs d’approfondir ces diverses thématiques et les multiples problématiques qu’elles sous-tendent. Nous ne nous contenterons pas non plus de démontrer la situation de dépendance de l'économie palestinienne[i] vis-à-vis d'Israël. L'objectif est davantage, dans la logique générale de l’ouvrage, d’éclairer le débat sur la solution à long terme en interrogeant les relations économiques entre Israël et les Palestiniens.
L’appréhension de ces réalités économiques semble en effet déterminante pour toute discussion, aussi ouverte et pluraliste soit-elle, portant sur les possibles futurs au Proche-Orient. Sans céder aux simplifications économistes, comment nier que « la structure économique de la société [est] la fondation réelle sur laquelle s'élève un édifice juridique et politique, et à quoi répondent des formes déterminées de la conscience sociale[ii] » ? Un État ? Deux États ? Une confédération régionale ? Autant de questions auxquelles on ne saurait répondre sans aborder de front les questions économiques : les discussions théoriques quant à la solution la « meilleure » ou la « plus juste » ne peuvent remplacer la confrontation des idées à la réalité matérielle.
J’entends établir que la politique économique israélienne à l’égard des territoires palestiniens oscille, depuis quarante-quatre ans, entre deux pôles opposés : intégration et séparation. Je tenterai néanmoins de démontrer qu'à l’image de ce qui s’est passé durant la même période aux plans politique et territorial, le processus d’intégration a prévalu, quand bien même il demeure structurellement inégalitaire et que des mécanismes de séparation subsistent, a fortiori depuis les années 2005-2007.
Il conviendra alors de questionner l’apparent paradoxe inhérent à la solution dite « à deux États », dans la mesure où elle préconise, en dernière analyse, la séparation politique et territoriale de deux entités économiquement unifiées.
I) La période antérieure à 1967 : substitution et bifurcation
Même si les rapports économiques entre Israël et les Palestiniens résultent de plus d'un siècle de relations conflictuelles entre le projet sioniste et la population arabe de Palestine, la majeure partie de cette étude sera consacrée aux évolutions économiques post-1967. Car la conquête des territoires palestiniens de Cisjordanie (y compris Jérusalem-Est) et de Gaza lors de la Guerre dite « des Six jours » précipita le processus d'unification paradoxale des deux systèmes économiques, jusqu'alors davantage guidés par une logique de séparation.
La situation de l’économie palestinienne et ses rapports avec l’économie israélienne dans la période antérieure à 1967 peuvent être appréhendés à la lumière de trois principaux facteurs : la nature même du projet sioniste, l'expulsion de 1947-1949 et la politique des voisins arabes.
Sans négliger le développement de l’antisémitisme qui favorisa l’émergence du mouvement sioniste, on peut appréhender logiquement le projet de celui-ci - la construction d'un État juif dans une zone géographique très majoritairement peuplée de non Juifs (environ 95 % en 1897) - au moyen du paradigme du « colonialisme de peuplement ». Or, ce dernier « a deux caractéristiques principales. Premièrement, il est gouverné par une logique d’élimination. Les colons viennent pour rester. Leur mission première n’est pas d’exploiter les autochtones, mais de les remplacer. Deuxièmement, l’invasion n’est pas événementielle, mais structurelle[iii] ». Contrairement à d'autres projets coloniaux, le sionisme ne s'incarna pas dans la mise en place d'un système où une minorité de colons aurait vécu de la plus-value fournie par l'exploitation d'une majorité d'indigènes.
C'est ainsi que l’« Association générale des travailleurs de la Terre d'Israël » - connue sous le nom de Histadrout - fut, dans la période pré-1948, l'un des piliers essentiels de la fondation des infrastructures du futur État : à l'image de l'idéologie véhiculée par l'establishment politique, ses dirigeants préconisèrent et mirent en pratique le principe du « travail juif[iv] ». La perspective de la constitution d'un État juif indépendant et viable interdisait en effet au mouvement sioniste de se reposer sur l'exploitation des travailleurs autochtones : les Juifs devant redevenir un peuple « normal[v] », ne pouvant et ne devant compter que sur eux-mêmes, le principe de la préférence ethnique s'appliqua, aussi bien dans les exploitations agricoles et les kibboutzim que dans les entreprises aux mains du Fonds national juif ou de propriétaires privés juifs. Nombre de paysans palestiniens, qui cultivaient des terres dont ils n'étaient pas propriétaires, furent ainsi contraints, souvent par la force, de quitter leurs exploitations, suite à leur vente par de grands propriétaires terriens résidant en Syrie, au Liban ou en Jordanie.
On remplaça systématiquement les travailleurs palestiniens par des travailleurs juifs, et les instances sionistes sommèrent les quelques propriétaires juifs qui voulaient malgré tout continuer d'employer des ouvriers agricoles palestiniens de se séparer d'eux. Ce procédé, particulièrement manifeste dans le domaine agricole, s'étendit à l'ensemble des secteurs de la production : le « travail juif » n'était que la l'expression la plus visible de la lente construction d'une « économie juive ». Sans analyser ici en profondeur ce processus, on retiendra surtout que, si des relations commerciales existaient entre colons et autochtones, dominait néanmoins la logique de séparation (par la substitution) sous-tendue par le projet sioniste : la vocation de ce dernier ne consistait pas – euphémisme – à inclure la population indigène.
L'expulsion de 1947-49, au terme de laquelle plus de 800 000 Palestiniens durent prendre le chemin de l'exil, accéléra le processus de séparation/substitution. Celui-ci toucha toutes les strates de la société palestinienne : petits ou grands propriétaires terriens, agriculteurs, commerçants, négociants, marchands etc. furent brusquement séparés de leurs biens. Israël empêcha leur retour, en violation de la résolution 194 de l’Assemblée générale des Nations unies[vi], et les déposséda, par divers mécanismes juridiques, de leurs exploitations agricoles, magasins, entreprises et propriétés. La Nakba a non seulement parachevé la logique du remplacement des autochtones par les colons, mais en outre contribué à déstructurer et par conséquent à handicaper durablement l'ensemble de l'économie palestinienne. Laquelle, contrairement à une légende savamment entretenue, connaissait une phase de modernisation[vii].
En conséquence, les activités économiques des Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza dépendront largement, entre 1949 et 1967, des politiques des puissances en charge de l'administration des deux territoires. Force est de constater que la Jordanie, qui annexa de fait la Cisjordanie, ne chercha pas à favoriser un développement économique réel de la partie palestinienne du royaume. Refusant l'apparition d'un quelconque contre-pouvoir, qu'il fut politique ou économique, les autorités d'Amman favorisèrent l'émergence de notabilités locales, propriétaires terriens et/ou commerçants, jouant de leurs rivalités économiques et politiques afin d'éviter tout processus d'unification palestinienne, et apparaissant dès lors comme le seul « centre », à l'égard duquel chaque détenteur palestinien d'un fragment de pouvoir était redevable.
Un exemple : entre 1950 et 1955, le royaume hachémite accorde près de trois millions de dinars jordaniens de prêts destinés au développement de l'agriculture palestinienne. Ce qui pourrait sembler être un soutien économique s'inscrit en réalité dans le cadre évoqué : il s'agit de développer un secteur (à faible valeur ajoutée), l'agriculture, et non d'aider l'économie palestinienne à se relever de la Nakba en favorisant sa modernisation ou son industrialisation. De surcroît, la « générosité » d’Amman ne bénéficie qu’à un nombre de bénéficiaires très restreint (400 grands propriétaires) : « L’aristocratie et les marchands palestiniens, notamment en Cisjordanie, nouèrent une alliance de classe avec la classe dirigeante jordanienne (…). Cette alliance se traduisit par deux sources de privilèges pour la bourgeoisie palestinienne : les avantages liés à sa participation au pouvoir politique et ceux découlant de l’emploi de pauvres réfugiés mal payés[viii]. »
L’Égypte ne chercha pas davantage à développer l'économie de la bande de Gaza, territoire aux maigres ressources (essentiellement agricoles) et dont la majorité de la population, réfugiée, vivait et vit aujourd'hui encore sous perfusion humanitaire de l'Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine (UNRWA). Là, « quelques familles aisées concentraient une partie significative (20 % à 25 %) [des terres cultivées] [ix] ». Même si à la fin des années 1950, l’Égypte nassérienne permit une certaine modernisation de l’administration, le Caire se contenta de favoriser, économiquement et politiquement, quelques grandes familles de notables, pour s'assurer un contrôle semi-direct sur le territoire tout en se prémunissant de l'accusation d'ingérence au sein de la société palestinienne. Privés de l'essentiel de leurs moyens de production et des accès aux grands ports de la Méditerranée (Haïfa et Jaffa notamment), les Palestiniens, en Cisjordanie comme à Gaza, devinrent donc dépendants, d'une part de l'assistance matérielle fournie aux réfugiés par les Nations unies et, de l’autre, des économies arabes, notamment celles des voisins jordanien et égyptien.
L’économie israélienne connut de son côté un développement spectaculaire dans les années 1950 et 1960 : « De 1950 à 1965, Israël atteint un rythme élevé de croissance : son Produit national brut (PNB) réel s’accrut en moyenne de plus de 11 % par an, et son PNB par tête de plus de 6 %. Qu’est-ce qui rendit cela possible ? L’Etat eut la chance de bénéficier d’un afflux de capitaux : aide américaine sous forme de transferts unilatéraux et de prêts, réparations allemandes et restitutions à des individus, vente de bons du trésor israélien à l’étranger, dons à des institutions publiques, surtout l’Agence juive, responsable de l’absorption de l’immigration et des implantations agricoles. Israël eut ainsi des ressources disponibles pour un usage intérieur – pour la consommation et l’investissement publics et privés - à hauteur d’environ 25 % de plus que son propre PNB. Cela permit la mise en œuvre d’un programme massif d’investissements, financé pour l’essentiel par un budget gouvernemental spécial[x]. »
Si bien qu’en 1967, les PNB cumulés de la Cisjordanie et de la bande de Gaza représentent moins de… 5 % de celui d’Israël ; et, dans les territoires palestiniens, le PNB par habitant atteint à peine un dixième de celui du futur occupant. La « bifurcation » entre les deux économies se traduisit également sur le plan qualitatif : tandis que l’économie palestinienne se spécialisa dans des marchandises à faible valeur ajoutée, avec une production répartie en petites unités, l’infrastructure économique israélienne se modernisa à un rythme soutenu grâce à la politique volontariste d’autorités disposant d’un budget considérable. La prise de contrôle militaire des territoires palestiniens par Israël en juin 1967 prépara donc, sur le plan économique, la confrontation brutale entre, d’une part, une économie ouverte et dynamique et, d’autre part, une économie subalterne et déstructurée.
(...)
II) 1967-1994 : l'intégration inégale et le « dé-dévelopement »
III) L’après-Oslo : mariage ou divorce ?
Sommaire de l'ouvrage
Quatrième de couverture
Israël et la Palestine doivent-ils former un, ou deux Etats ?
Soulevé dès le début du XXe siècle, ce vieux débat revient au premier plan de l’actualité. Et pour cause : plus de six décennies après le plan de partage de la Palestine (1947), plus de quatre après l’occupation de la Cisjordanie et de Gaza (1967), et près de vingt ans après les accords d’Oslo (1993), Israël continue de coloniser la Palestine mandataire. Autrement dit, ni la lutte armée ni le combat politicodiplomatique n’ont réussi à réaliser l’autodétermination du peuple palestinien.
Face à l’intransigeance du gouvernement israélien et à la pusillanimité de la “communauté internationale”, comment réussir demain ce qui a échoué hier ? Cette question, née de l’échec même du prétendu “processus de paix”, de nombreux Palestiniens se la posent, et avec eux beaucoup de leurs amis à travers le monde. Et quand bien même l’Organisation des Nations unies, en cet automne 2011, accueillerait enfin l’Etat de la Palestine en son sein, la question de l’avenir institutionnel des deux peuples se trouvera au centre des futures négociations.
Clarifier les enjeux de ce débat, voilà le but de cet ouvrage collectif qui en approfondit toutes les dimensions : juridiques, démographiques, économiques, politiques et diplomatiques. Pour peser atouts et faiblesses des différentes solutions, neuf spécialistes, choisis à la fois pour leur compétence reconnue et la diversité de leurs sensibilités, font le point : Gadi Algazi, Isabelle Avran, Monique Chemillier-Gendreau, Youssef Courbage, Leila Farsakh, Farouk Mardam Bey, Julien Salingue, Dominique Vidal et Raef Zreik.