Voir mon précédent article présentant la Palestine Investment Conference ICI.
On n’avait pas connu cela depuis des années à Béthléem. Les rues sont quadrillées par les militaires et autres forces de sécurité. Des checkpoints ont été dressés partout dans la ville et aux alentours. Certaines zones sont interdites d’accès aux piétons et aux véhicules non autorisés. Aux sorties des camps de réfugiés, des dizaines d’hommes en uniforme contrôlent qu’il n’y a pas d’activité suspecte en cours ou en préparation. Des barrières siglées « Police » ont même été placées à l’entrée principale du camp d’al-Azzeh, situé à proximité de l’Hôtel Intercontinental, l’un des lieux-phares de la Conférence. Selon les sources ce sont entre 2500 et 3000 policiers, soldats et autres membres des services de sécurité qui ont été déployés.
Mais il ne s’agit pas d’une vaste opération militaire israélienne. Les uniformes sont tous, sans exception, palestiniens.
La Palestine Investment Conference : un enjeu de taille pour Salam Fayyad L’état de siège a commencé le 20 mai, veille de l’ouverture de la « Palestine Investment Conference ». La PIC, initiée par les principaux leaders du secteur privé palestinien et soutenue par le gouvernement de Ramallah, a pour objectif de convaincre les investisseurs étrangers de placer des capitaux dans les territoires palestiniens. Elle réunit à Béthléem, du 21 au 23 mai, près de 1000 dirigeants ou représentants de groupes privés, dont la moitié vient de l’étranger : pays arabes bien sûr, mais aussi Europe, Etats-Unis et… Israël. Selon les organisateurs le total des projets qui devraient être formalisés durant la PIC s’élèverait à 2 milliards de dollars (total revu à la hausse depuis le début du mois de mai, où l’on parlait de 1.5 milliard).
L’enjeu est donc considérable. La présence de Tony Blair, de Bernard Kouchner, de représentants du Président Bush, tout comme celle de Salam Fayyad et d’Abu Mazen sont là pour le confirmer, mais aussi pour rappeler que la portée de la PIC n’est pas seulement économique mais bien politique. Fayyad, qui n’avait que recueilli que 2% des voix lors des législatives de 2006, a été imposé comme Premier Ministre par les Etats-Unis après la destitution du gouvernement dominé par le Hamas. Ancien haut fonctionnaire de la Banque Mondiale et du FMI, il a juré que son gouvernement serait celui qui réussirait à relancer l’économie palestinienne en crise. Le peu de crédibilité qu’il a dans la population palestinienne repose sur cette seule promesse : créer des richesses et des emplois.
Les bailleurs de fonds sont prêts à le soutenir à une condition : le désarmement de la résistance et le rétablissement de la stabilité dans les territoires palestiniens. C’est ce qui est en cours depuis près d’un an maintenant, avec un renforcement des services de sécurité, la multiplication des arrestations des militants et sympathisants du Hamas, du Jihad ou même des Brigades al-Aqsa, pourtant issues du Fatah, et les vastes « opérations de rétablissement de l’ordre », conduites depuis plusieurs mois à Naplouse et depuis une dizaine de jours à Jénine. Le superviseur en chef de cette politique n’est autre que Tony Blair, émissaire du Quartet, qui répète à l’envi depuis des mois que les deux priorités du gouvernement palestinien doivent être d’accomplir des progrès en termes de sécurité et de libéralisation de l’économie.
« Cette conférence a pour but de normaliser l’occupation » Le succès et le bon déroulement de la PIC sont pour l’élève Fayyad la preuve qu’il ne trahira pas la confiance que les pays occidentaux ont mise en lui. L’Autorité Palestinienne n’a donc pas lésiné sur les moyens mis en œuvre pour assurer la « sécurité » des prestigieux invités. Car malgré les apparences et les promesses des organisateurs, la PIC ne fait pas l’unanimité dans la population palestinienne. Si les principaux groupes du secteur privé se réjouissent des perspectives d’investissements venus de l’étranger et si certains, dans la population, espèrent sincèrement que cette conférence va bénéficier aux plus pauvres des Palestiniens, la plupart de ceux que j’ai pu rencontrer au cours des derniers jours, notamment dans les camps de réfugiés de Béthléem, m’ont fait part de leur scepticisme, voire même très souvent de leur franche hostilité à l’initiative.
Les critiques sont globalement de trois types.
- « Nous ne verrons pas la couleur de cet argent ».
Pour beaucoup de Palestiniens, conscients de l’étendue du système de corruption mis en place durant les années Arafat (et qui persiste aujourd’hui), si les milliards de dollars arrivent effectivement, ils ne seront pas utilisés pour le bien-être de l’ensemble de la population mais détournés pour le profit de quelques-uns, principalement les décideurs économiques et politiques. On ne croit pas non plus que les motivations des investisseurs présents à la Conférence soient philanthropiques. Pour un habitant d''Aïda, pas de doute : « S'ils sont ici, c'est qu'il y a de l'argent à faire. En réalité ils [les organisateurs de la conférence] sont en train de vendre ce qui reste de la Palestine ».
- « Ils sont en train d’essayer de nous acheter ».
Ce sentiment diffus dans la population palestinienne n’est pas nouveau, mais il s’exprime de façon très prononcée lorsque l’on évoque la Conférence. Pour eux le
deal est clair : si les habitants des territoires palestiniens veulent sortir de la situation de détresse économique dans laquelle ils se trouvent, ils doivent en échange renoncer à poursuivre le combat pour la satisfaction de leurs droits. En quelque sorte un programme « Silence contre Nourriture ».
- « Cette Conférence a pour but de normaliser l’occupation ».
L’accusation de « normalisation » est omniprésente. La présence de businessmen israéliens, le mot d’ordre de la Conférence (« You can do Business In Palestine ») et le message martelé par les organisateurs (« Le problème des Palestiniens est essentiellement d’ordre économique ») sont autant de signaux qui font passer au second plan la question de l’occupation israélienne. En ce sens ils la normalisent car ils n’en font plus un obstacle ou un préalable à lever avant toute amélioration substantielle de la situation des Palestiniens. Or la fin de l’occupation demeure leur revendication politique majeure, avec le droit au retour. Comme me l’a résumé un habitant du camp d’al-Azzeh, « ce n’est pas avec de l’argent que l’on se débarrassera des checkpoints, que l’on fera tomber le mur et que l’on rentrera sur nos terres ».
Le décalage entre ce que l’on peut entendre dans la rue et les critiques des « officiels » est flagrant. Mise à part une timide déclaration
1 cosignée par deux parlementaires (Mustapha Barghouthi et Khaleda Jarrar (FPLP)) et par certaines ONG et associations, notamment le Palestinian Non-Governmental Organizations Network (PNGO), peu de protestations ont été émises. On peut donner trois explications principales à ce silence : la faiblesse du mouvement syndical indépendant et de la gauche politique, l’adhésion des courants islamiques, sur le plan économique, à l’agenda néo-libéral et surtout les fortes pressions qui ont été exercées sur quiconque aurait pu manifester la volonté de perturber le bon déroulement de la PIC.
« Depuis une semaine j’ai l’impression d’être revenu dans la Tunisie de Ben Ali » Le dispositif militaro-policier qui s’est progressivement mis en place dans les jours qui ont précédé la Conférence a bien évidemment joué un rôle dissuasif. J’ai eu par le passé l’occasion de participer à des rendez-vous du mouvement altermondialiste et j’ai été surpris de retrouver à Béthléem le climat que j’avais pu connaître en décembre 2000 à Nice, lors d’un sommet de l’Union Européenne, ou à Gênes en juillet 2001 lors d’un G8 de sinistre mémoire. 3000 hommes en armes dans une ville de moins de 30 000 habitants ne passent pas inaperçus. Pas forcément très discrets, non plus, ces individus circulant dans des 4x4 aux vitres fumées, qui prodiguent aux responsables des forces de sécurité palestiniennes des conseils dans un Anglais teinté d’un accent d’outre-Atlantique, d’outre-Manche ou d’outre-Mur.
Mais le travail avait commencé avant l’arrivée du gros des bataillons des forces de sécurité. Il s’est principalement décliné sous trois formes : neutralisation, dissuasion, cooptation.
- Les arrestations se sont multipliées au cours des dernières semaines. Depuis une dizaine de jours ce sont plus de 100 membres et sympathisants du Hamas, du Jihad et du FPLP qui ont été « neutralisés » dans la Zone de Béthléem. Les membres des factions islamiques ont été pris pour cibles car le gouvernement redoutait une opération armée visant à perturber la Conférence, pour des raisons plus politiques (fragiliser l’Autorité Palestinienne) qu’économiques. Les membres du FPLP ont pour leur part été interpellés car Fayyad et ses hommes étaient inquiets que la principale organisation de gauche de Béthléem, notamment implantée dans les camps, ne tente de rendre visible l’opposition à la tenue de la Conférence.
- D’autres ont eu la chance de ne pas être arrêtés mais seulement « dissuadés » de tenter quoi que ce soit. C’est ainsi que l’un des responsables d’un Centre Culturel du Camp de Dheisheh a reçu la visite de membres de la Sécurité Préventive (qui n’a jamais aussi bien porté son nom), lesquels lui ont conseillé de se « tenir tranquille durant la Conférence » et l’ont même averti qu’il serait constamment surveillé, ce qu’il a pu vérifier au cours des jours qui ont suivi. Un jeune salarié de l’Hôtel Intercontinental, membre du FPLP, a lui aussi été visité par la SP qui l’a mis en garde contre toute tentative de « créer des troubles » parmi les personnels du Palace. Le jeune homme n’a visiblement pas fait preuve de suffisamment de coopération puisqu’il a reçu dès le lendemain, comme cinq de ses collègues, un appel téléphonique de la Direction de l’Hôtel lui signifiant sa mise à pied jusqu’à nouvel ordre.
- Enfin l’Autorité Palestinienne a tenté, avec plus ou moins de succès, d’acheter la coopération, voire même le départ de certains jeunes de la Zone Autonome de Béthléem, notamment ceux des Camps. Plusieurs centaines de jeunes hommes âgés de 18 à 25 ans, pour la plupart membres ou proches du Fatah, ont ainsi reçu une proposition d’emploi, rémunérée à hauteur de 100 dollars pour 3 jours (offre alléchante lorsque l’on sait que le salaire moyen est d’environ 300 dollars/mois) : être des « volontaires » chargés d’assurer la bonne tenue de la Conférence. La plupart, sans aucune ressource, ont accepté et n’ont donc bien évidemment rien fait pour en perturber le bon déroulement. Pour les plus jeunes l’Autorité est allée encore plus loin. C’est ainsi que les responsables d’un Centre Culturel du Camp d’al-Azzeh se sont vus offrir la possibilité d’emmener tous les jeunes du Camp en vacation à Jéricho, tous frais payés, durant les trois jours de la Conférence. Ils ont immédiatement refusé.
Tout a donc été fait pour que rien ne vienne gâcher la fête. Mais à quel prix ? Pour beaucoup d’habitants de Béthléem, notamment dans les Camps, la Conférence signifie l’état de siège. Pour nombre de jeunes et de militants elle signifie une pression, d’un niveau rarement atteint, de la part des services de sécurité. Qui plus est personne ne peut ignorer le climat délétère qui règne dans toute la ville depuis plusieurs jours. La plupart de ceux avec qui j’ai discuté ont adopté une attitude de méfiance que je n’avais jamais connue auparavant dans les territoires palestiniens : on vérifie qui est à proximité et qui approche, on baisse la voix, on s’arrête soudainement de parler…
« Ils ont mis des gens partout pour contrôler que personne ne les critique ». En partie invérifiable, cette affirmation, que j’ai entendue à de multiples reprises pendant les conversations de ces derniers jours, révèle néanmoins l’état d’esprit qui règne chez de nombreux Palestiniens de la Zone de Béthléem. C'est pour cette raison que je me suis engagé, lors des discussions, à ne donner aucun des noms des personnes que je citerais dans l'article. L'un d’entre eux, qui a vécu par le passé en Tunisie, a alors été encore plus loin : « Depuis une semaine j’ai l’impression d’être revenu dans la Tunisie de Ben Ali ».
Décidément les priorités et les méthodes du gouvernement Abu Mazen-Fayyad ont de quoi inquiéter la majorité des habitants des territoires palestiniens. Nombre d’entre eux s’interrogent d’ailleurs sur ce déploiement si soudain et si massif de forces de sécurité. Dans la bouche d’un habitant de Dheisheh, la question est encore plus directe : « Mais où sont-ils, tous ceux-là, lorsque les Israéliens entrent dans la ville pour arrêter ou assassiner les résistants ? Qui protègent-ils ? Nous, ou Israël ? ».