Le blog de Julien Salingue - Docteur en Science politique
24 Octobre 2012
Interview par le journal Médiapart.
Parti du président de l'Autorité palestinienne Mahmoud Abbas, le Fatah est sorti vainqueur des élections municipales en Cisjordanie, organisées samedi 20 octobre dans une centaine de villes en Cisjordanie. L'élection s'est faite sans le Hamas, large vainqueur des législatives en 2006, qui dirige la bande de Gaza et boycottait le scrutin. Selon les premiers résultats, les listes « Croissance et indépendance », soutenues par le Fatah, ont ainsi obtenu près de 440 des 1051 sièges à pourvoir. Mais pour le Centre Carter, qui a supervisé toutes les élections palestiniennes depuis 1996, ce scrutin reflète surtout « l’insuffisant pluralisme politique et la compétition limitée ». Chercheur à Paris VIII, Julien Salingue achève une thèse sur la construction du mouvement national palestinien. Il nous explique les raisons de ce paradoxe électoral, quand une victoire se transforme en défaite. Entretien (Pierre Puchot).
Quelle lecture faut-il faire de cette victoire du Fatah, qui s’est soldée par un recul du taux de participation et la défaite de la plupart des candidats officiels soutenus par Mahmoud Abbas, malgré le boycott du mouvement Hamas ?
Julien Salingue : Le Fatah comme mouvement politique a totalement implosé. Aux dernières législatives de 2006 déjà, ses dirigeants avaient été incapables de s’entendre sur les candidatures, et les candidats dissidents s’étaient multipliés. Aujourd’hui, c’est la prise de pouvoir de petits notables locaux, des alliances nouées sur la base d’affinités personnelles et non politiques, et l’absence totale d’orientation politique commune entre les dirigeants du Fatah. Dans certaines municipalités, cela ressemblait comme deux gouttes d’eau à des élections internes au Fatah.
Le principal enjeu était de savoir quel courant du Fatah allait gagner. Et dans beaucoup de villes, ils se sont battus eux-mêmes. À Naplouse, Jénine, Ramallah, ce sont des gens du Fatah qui battent les candidats officiels du Fatah. Cela montre la décomposition de cette organisation et le peu de légitimité que conserve Mahmoud Abbas à l’intérieur même de son organisation : la plupart des candidats qu’il a soutenus dans les grandes villes ont été battus.
La faible participation, un peu plus de 54 %, est également un indice important. Elle était de 73 % il y a six ans. À Naplouse, il n’y a pas 40 % de votants, il y en avait plus de 70 % en 2006. Au niveau de la population, c’est donc un désaveu.
Enfin, ce qu’on ne dit pas, c’est que dans la plupart des petites municipalités, il n’y avait qu’une seule liste, voire pas de liste du tout. Dans 80 villes, ils ont du reporter l’élection, car il n’y avait pas de candidat ! Cela montre que cette élection intéresse assez peu les Palestiniens, et que ceux qui se sont déplacés ont en majorité voulu signifier qu’ils ne faisaient pas confiance à l’appareil de l’Autorité palestinienne et à l’équipe Abbas.
Avec cet échec du Fatah, c’est l’ensemble de l’appareil palestinien qui se retrouve contesté de l’intérieur…
Les dirigeants palestiniens n’ont pas réussi à régler le problème qu’ils ont, disons, depuis la signature des accords d’Oslo en 1993. C’est la confusion entre le Fatah en temps que parti, et l’appareil d’Etat, celui de l'Autorité palestinienne, que ce soit au niveau des instances, des postes officiels… Certains dirigeants avaient jugé en 2006, après la défaite du parti face au Hamas, qu’il fallait reconstruire le parti indépendamment des institutions. Aujourd’hui, le constat, c’est qu’ils n’ont pas réussi.
Au final, il n’y a plus rien de national dans ce courant politique, et c’est à l’image de la situation politique dans les territoires palestiniens. Les gens ont voté sur des préoccupations locales, et contre les candidats labellisés par le pouvoir.
Salam Fayyad, le premier ministre palestinien venu de la Banque mondiale, présenté comme le technocrate modèle à même de restructurer le mouvement national palestinien, n’a donc pas réussi ?
Le mouvement national palestinien a une histoire, avec des individus qui ont une légitimité historique. Il était donc évident que Fayyad, qui ne vient pas du Mouvement de Libération nationale, ne pouvait pas créer par en haut un mouvement politique dans une société palestinienne qui est très structurée politiquement, comme le montrent less élections étudiantes, qui constituent toujours un baromètre intéressant. En Cisjordanie, il y a une constante de 80 % de participation dans les universités.
Dans quelle mesure Mahmoud Abbas, toujours président de l’Autorité palestinienne malgré l'absence d’élection programmée à ce poste, a-t-il contribué à miner les efforts de recomposition de son premier ministre pour maintenir sa propre autorité ? Abbas n’a-t-il pas reproduit le modèle d’Arafat, qui concentrait toute l’autorité autour de sa personne et de ses proches ?
La différence, c’est qu’Arafat arrivait à maintenir une cohésion globale. C’était lui le principe unificateur du Fatah. La gestion du Fatah par Abbas s’est inscrite dans la continuité de celle d’Arafat. Mais, n’ayant pas son rayonnement ni ses réseaux, il n’a pas pu empêcher que se développent des forces centrifuges à l’intérieur du parti, ni que les rivalités entre clans explosent. Par conséquent, la gestion du Fatah par Abbas, qui demeure assez anti-démocratique, a conduit une partie des cadres et des militants du mouvement à se désintéresser de la politique nationale. C’est perceptible dans le fait qu’il n’y a pas, à l’occasion de ces élections, d’opposition nationale qui se dégage au sein du Fatah, mais seulement des listes locales et des candidats dispersés.
De manière générale, la faible participation à ces élections locales est le signe de l’usure du système institutionnel mis en place depuis les accords d’Oslo. Les Palestiniens ne voient plus très bien où il mène, ni à quoi il sert.
Si l’on résume, le Fatah est aujourd’hui minoritaire au sein du camp palestinien depuis près de 10 ans, mais demeure l’unique interlocuteur d’Israël et des diplomaties occidentales.
C’est encore pire que cela, puisqu’Abbas est aujourd’hui minoritaire y compris au sein de son parti, le Fatah, qui lui-même était minoritaire lors des précédentes élections pluralistes. Il est donc minoritaire au sein de la minorité. Et pourtant, l’on continue à le considérer comme l’interlocuteur représentatif et légitime des Palestiniens. Ce système qui fonctionne à l’envers, les Palestiniens en ont vraiment assez. Aujourd’hui, le Fatah est mort en tant que mouvement politique, ce n’est plus qu’un petit conglomérat de baronnies locales sans cohérence nationale.
Avec cela, c’est le principe même d’Oslo qui est usé, c’est-à-dire l’idée d’institutions palestiniennes prétendument autonomes, alors que dans les faits, elles ne bénéficient d’aucune autonomie. Le fait pour les Palestiniens de ne pas participer à cette élection, c’est une manière de dire : « Nous arrêtons de participer à cette farce. »
Suite et fin de l'interview sur le site de Mediapart.