La chaleur est étouffante. Pas un nuage dans le ciel. À la radio, on entend le dernier tube de la chanteuse de variété libanaise à la mode. La route est assez mauvaise, le chauffeur est souvent obligé de contourner les bosses et autres nids-de-poule. Le taxi palestinien nous emmène d’Hébron à Béthléem. À la sortie d’Halhul, « village » d’un peu plus de 20 000 habitants situé au Nord d’Hébron, nous approchons de la jonction avec la Route 60, qui relie Beer Sheva, au Sud d’Israël, à Nazareth, au Nord, en traversant la Cisjordanie sur toute sa longueur, et que nous allons emprunter pendant une vingtaine de kilomètres avant de bifurquer vers Béthléem. C’est alors que, sans que le chauffeur ou qui que ce soit ait besoin d’ouvrir la bouche, tout le monde attache sa ceinture de sécurité.
La Route 60 Pour les Palestiniens, la Route 60 a plusieurs noms. Ainsi, au Sud de Jérusalem, on l’appelle parfois « Route des tunnels », en référence au trajet qu’elle emprunte, à l’intérieur des collines, lorsqu’elle longe les bourgades palestiniennes de Beit Jala et d’El-Khader. Mais le plus souvent, au Nord comme au Sud, on l’appelle « Route des colons ». C’est en effet la principale route empruntée par les colons israéliens de Cisjordanie, que ce soient ceux de Kiryat Arba, d’Efrat ou de Gush Ezyon, au Sud, ou ceux de Bet El, Shilo ou Elon More, au Nord (voir la carte de la Route 60
ici). La Route 60 traverse la Cisjordanie du Nord au Sud mais elle est entièrement sous contrôle israélien, contrôle matérialisé par la ligne jaune tracée le long de la voie. Si les colons et les Palestiniens s’y côtoient, seuls les Palestiniens (dont les véhicules sont munis de plaques blanches et vertes, contrairement à ceux des Israéliens, munis de plaques jaunes) ont le douteux privilège d’être régulièrement contrôlés par l’armée israélienne.
Lorsqu’ils sont arrêtés à l’un des nombreux checkpoints fixes qui jalonnent la Route 60 ou par l’une des multiples patrouilles volantes qui opèrent sur tout l’axe, les passagers doivent justifier de leur identité et des raisons de leur trajet d’une ville palestinienne à une autre. Les seuls motifs valables pour quitter sa ville de résidence ou pour entrer dans une autre ville sont des raisons d’ordres professionnel, familial ou médical. Mais chacun sait ici qu’à tout moment un soldat israélien peut refuser le passage à un Palestinien en invoquant des « raisons de sécurité » ou que toute ville peut être déclarée « zone militaire fermée », de laquelle on ne peut pas sortir et/ou dans laquelle on ne peut pas entrer. La Route 60 elle-même est parfois interdite d’accès aux véhicules palestiniens, qui sont obligés de faire d’inimaginables détours par des routes secondaires ou même des chemins de terre : c’est ainsi, par exemple, qu’en 2001 et 2002 il nous est arrivé de mettre plus de 3 heures pour aller de Béthléem à Hébron, villes pourtant distantes de moins de 30 kilomètres.
En ce moment la Route 60 est « ouverte » aux véhicules palestiniens. En fonction du nombre de contrôles et du temps d’attente aux checkpoints, il faut en moyenne entre 20 minutes et une heure pour aller d’Hébron à Béthléem. Mais les barrages et les patrouilles volantes n’ont pas disparu, loin de là, et les inspections et arrestations sont nombreuses. Des patrouilles militaires, bien sûr, mais aussi des patrouilles de police. C’est la présence de ces dernières qui explique pourquoi les passagers des taxis attachent tous leur ceinture avant de s’engager sur la Route 60. Une amende de 100 shekels (un peu moins de 20 euros) attend tous ceux et toutes celles qui seront surpris sans leur ceinture de sécurité. En outre le non-port de la ceinture peut être un prétexte pour une vérification d’identité et des contrôles approfondis, lesquels pourraient s’avérer périlleux pour les autres passagers du taxi, voire même pour le chauffeur et son véhicule.
« Mesdames et messieurs nous venons d’entrer dans une zone de turbulences, veuillez attacher votre ceinture s’il vous plaît ». Lorsque tout le monde boucle sa ceinture à la sortie d’Halhul, je ne peux m’empêcher de penser à cette annonce, que j’ai entendue à plusieurs reprises lors du trajet aérien entre Paris et Tel Aviv,. « Mesdames et messieurs nous quittons une zone autonome pour entrer en zone sous contrôle israélien, veuillez attacher votre ceinture s’il vous plaît »…
Vous avez dit « Cisjordanie » ? Telle est en effet la réalité de la Cisjordanie aujourd’hui. Des « zones autonomes » palestiniennes microscopiques, isolées les unes des autres, encerclées par l’armée (qui ne se prive pas d’y entrer quand elle le souhaite, de jour comme de nuit), au milieu d’un territoire entièrement sous contrôle israélien. Des îlots prétendument « libres » entourés par un océan sous occupation. Une situation directement issue des Accords d’Oslo, initiés en 1993, qui avaient abouti à la division de la Cisjordanie en Zones A, Zones B et Zones C, soit des zones « autonomes » des zones « sous contrôle mixte » et des zones « sous contrôle exclusif de l’armée israélienne ». Les Zones A devaient progressivement s’étendre et l’armée israélienne devait progressivement et partiellement se « redéployer ». En 2000, 18% de la Cisjordanie était en Zone A, 22% en Zone B et 60% en Zone C. Soit, en réalité, 82% sous contrôle israélien et 18%, morcelés, sous contrôle palestinien (voir carte des Accords d'Oslo
ici). Et certains se demandent encore pourquoi les Palestiniens se sont soulevés en septembre 2000…
Les passagers palestiniens d’un taxi palestinien se rendant d’une ville palestinienne à une autre ville palestinienne en empruntant une route sur un territoire qui n’a jamais été reconnu comme étant sous souveraineté israélienne sont donc en situation de devoir payer une amende qui ira remplir les caisses de l’Etat d’Israël. Kafka n’aurait pas osé… Vous êtes en Cisjordanie mais vous ne savez pas si vous vous trouvez dans une zone autonome ? Regardez si la ceinture du passager d’à côté est attachée…
Le caractère ubuesque de la situation pourrait prêter à sourire si l’on ne parlait pas d’une population soumise depuis 60 ans à l’expulsion, l’occupation, la colonisation et la répression. Il pourrait prêter à sourire si ne demeurait pas encore, aujourd’hui, l’illusion qu’il existe un territoire palestinien baptisé « Cisjordanie », séparé d’Israël par une « ligne verte », alors que la Cisjordanie n’existe plus que sur les cartes. Avec les murs construits autour des « zones autonomes », les colonies et toutes leurs infrastructures, notamment les routes, la majeure partie de la Cisjordanie est désormais intégrée à l’Etat d’Israël. Je ne m’engagerai pas ici dans une discussion sur la pertinence et la faisabilité de la revendication de « L’Etat palestinien indépendant en Cisjordanie et dans la Bande de Gaza ». Il s’agit juste de constater que dans les faits, la Cisjordanie a été tellement digérée par l’Etat d’Israël qu’elle n’a plus aucune réalité tangible, contrairement à la « bantoustanisation » des villes palestiniennes (selon les termes de Leila Farsakh, Enseignante en Science politique à l’Université du Massachusetts).
Le caractère apparemment anecdotique du (non-)port de la ceinture de sécurité n’en atténue pas pour autant la portée symbolique. Car vous l’aurez compris, les passagers retirent immédiatement leur ceinture lorsqu’ils quittent la Route 60 pour entrer dans une « zone autonome ». Ce faisant, ils reconquièrent une forme de liberté qu’ils ont dû temporairement abandonner même s’il s’agit, et l’on n’est pas à un paradoxe près dans les territoires palestiniens, de la liberté de mourir plus facilement en cas d’accident de voiture… Une liberté très relative, certes, mais de toute évidence une bouffée d’oxygène tant l’oppression liée à l’occupation israélienne est asphyxiante.
Je n’aurais pas employé le terme de « liberté » s’il ne m’avait été suggéré par un des passagers du taxi : alors que nous quittons la Route 60 pour entrer dans la « zone autonome » de Béthléem, mon voisin détache sa ceinture et me dit en souriant : « Freedom ». Je me demande alors quelle est la traduction exacte, en anglais, du « Tout est relatif » d’Einstein. Mais je me contente de lui répondre « Yes, freedom… », en retirant moi aussi ma ceinture. Je ne dois pas avoir l’air convaincu puisqu’il me dit alors, toujours en souriant : « OK… Little freedom… But freedom anyway ».