Quand les Palestiniens sont eux aussi victimes
de la politique de "Regime Change" de l'Administration Bush
Près d'un an après la division politique entre la Cisjordanie et la Bande de Gaza, je me propose dans cet article de revenir sur l'enchaînement des événements qui ont conduit à cette division sans précédent dans l'histoire du mouvement national palestinien. Il apparaît en effet aujourd'hui que, loin d'être le seul produit de "rivalités inter-palestiniennes", ces événements portent la marque de la politique de "regime change" de l'Administration Bush. Le but de ce travail n’est pas de faire des "révélations", l’essentiel des éléments de cet article sont connus de ceux qui suivent de près l’actualité politique palestinienne. Il s’agit plutôt, en opérant "ce retour en arrière", de mieux comprendre la situation politique et les dynamiques actuelles dans les territoires palestiniens.
« Regime Change » ? 1 La doctrine du «
Regime Change », ou «
Changement de régime », n’est pas une invention de l’Administration Bush. Un simple regard sur l’Histoire du 20ème Siècle nous offre de multiples exemples de tentatives, réussies ou non, de remplacement d’un régime au moyen d’une intervention extérieure directe ou indirecte : Iran (1953), Guatemala (1954), Cuba (1961, entre autres…), Chili (1973), Panama (1989), Somalie (1993)… La liste est longue et elle n’est pas exhaustive. Cette pratique n’est pas l’apanage des Etats-Unis : l’URSS y a aussi eu recours dans les pays de l’Est, de même que la France en Afrique.
L’Administration Bush l’a simplement réactualisée, que ce soit par son soutien appuyé à des mouvements d’opposition à des pouvoirs en place (Géorgie, Ukraine, Liban, Venezuela) ou par des interventions militaires directes (Afghanistan, Iraq). Une constante demeure, quelles que soient l’époque et la méthode : il s’agit de remplacer un régime jugé hostile aux intérêts économiques, politiques et diplomatiques de la (ou des) puissance(s) initiatrice(s) du « Regime Change » par un régime « ami ». Il peut s’agir aussi parfois de « sauver » un régime allié menacé de renversement par des élections démocratiques ou par un mouvement populaire, comme ce fut le cas pour les interventions soviétiques en Hongrie (1956) ou en Tchécoslovaquie (1968).
Un peu moins d’un an après les affrontements armés entre milices du Fatah et du Hamas à Gaza qui ont abouti à la division politique entre la Cisjordanie et la Bande de Gaza avec la mise en place, le 18 juin 2007, du « Gouvernement d’urgence » de Salam Fayyad en Cisjordanie, il est désormais établi que les Palestiniens n’étaient pas les seuls acteurs des « événements ». Je me propose à présent de synthétiser les divers éléments qui amènent à conclure que ce sont bel et bien l’Union Européenne, Israël et surtout les Etats-Unis, aidés par de hauts responsables de l’Autorité palestinienne, qui ont organisé la tentative semi-avortée de renversement du gouvernement dominé par le Hamas, et ce dès le lendemain des élections législatives de janvier 2006.
La victoire électorale du Hamas L’écrasante victoire du Hamas lors des élections législatives de janvier 2006 a été, pour beaucoup, une surprise. Si de nombreux observateurs prévoyaient que le Hamas pourrait devancer le Fatah, peu s’attendaient à ce que le mouvement obtienne une telle majorité (74 sièges sur 132, contre 45 au Fatah). Au Hamas même, certains ont été étonnés. Mohammad al-Rantissi, frère du dirigeant historique Abd al-Aziz al-Rantissi
2 expliquait ainsi en décembre 2005 que le Hamas espérait obtenir suffisamment de voix pour être une opposition conséquente mais surtout pas se retrouver en situation de devoir prendre les commandes de l’Autorité palestinienne
3.
Au Fatah aussi, même si plusieurs militants et cadres avaient senti souffler le vent de la défaite, la surprise a été réelle, notamment pour les dirigeants ou ex-dirigeants de l’Autorité Palestinienne (AP). Lors d’une rencontre en mars 2007, Kifah al-Wawi, candidat du Fatah sur la liste nationale, me rapportait un événement significatif : durant la campagne électorale, lors d’une réunion publique près d’Hébron, Jibril Rajoub, ancien responsable de la Sécurité Préventive en Cisjordanie, balayait les critiques faites à l’AP par des sympathisants du Fatah avec ces mots : «
Vous pouvez nous critiquer mais les gens ne mettront pas le Hamas au pouvoir. Avec ou sans vos voix, nous gagnerons »
4.
Mais c’est en Israël et surtout aux Etats-Unis que la surprise a été de taille. En Israël les Services de Renseignements ont été publiquement accusés d’incompétence pour ne pas avoir anticipé le raz-de-marée électoral du Hamas. De l’autre côté de l’Atlantique, même les plus hauts responsables ont reconnu leur erreur d’appréciation. « J
’ai demandé pourquoi personne n’avait rien vu venir » a ainsi déclaré Condoleeza Rice. «
Je ne connais personne qui n’ait été pris au dépourvu par la démonstration de force du Hamas »
5. Le désarroi a été d’autant plus grand que c’est sous la pression de Georges W. Bush que Mahmoud Abbas (Abu Mazen) avait accepté de convoquer des élections législatives. Après avoir contraint Yasser Arafat à créer un poste de Premier Ministre en 2003, Bush espérait que les élections seraient l’occasion de la mise en place d’un gouvernement palestinien légitimé par les urnes et disposé à négocier un « plan de paix » conformes aux visées états-uniennes.
C’est le contraire qui s’est produit. La population palestinienne a saisi l’occasion des élections législatives pour exprimer son rejet des pratiques mafieuses de la direction sortante de l’AP et son refus des compromissions et de la collaboration avec l’occupant israélien. Le parti d’Ismaïl Haniyah est apparu dans les territoires palestiniens comme le plus crédible pour exercer ce mandat. Le Hamas l’a emporté pour des raisons essentiellement politiques et non religieuses
6. Pour l’Administration Bush, la réponse à cette Intifada électorale, obstacle majeur dans ses projets de réorganisation politique et économique du Moyen-Orient, tenait en 2 mots :
Regime Change.
Le plan Etats-unien La rapidité et la vigueur de la réaction ont été à la hauteur de la surprise provoquée par la victoire du Hamas. Tandis que le boycott diplomatique et économique était organisé par les pays occidentaux, Etats-Unis et Union Européenne en tête, ainsi que par une partie des pays arabes, qu’Israël cessait de reverser à l’AP les taxes sur les importations et menait une offensive d’ampleur contre le Hamas (arrestation de plusieurs dizaines de députés et de Ministres, bombardements massifs de Gaza, place-forte du mouvement, au printemps et à l’été 2006) un plan était élaboré à Washington pour renverser le nouveau pouvoir et mettre en place un gouvernement qui se conformerait aux projets de l’Administration Bush.
Le plan élaboré aux Etats-Unis sera, sur le papier, relativement simple :
- Maintenir et accentuer les sanctions politiques et économiques contre le nouveau pouvoir palestinien.
- Faire porter au Hamas la responsabilité de la dégradation des conditions de vie de la population palestinienne consécutive aux sanctions.
- Exiger du Hamas, pour que les sanctions soient levées, qu’il accepte les conditions du « Quartet pour le Proche-Orient» : reconnaissance d’Israël, renonciation à la lutte armée et acceptation des accords antérieurs, notamment les Accords d’Oslo.
- S’assurer que suite au fort probable refus du Hamas, Abu Mazen convoque des élections législatives anticipées ou forme un gouvernement d’urgence, disposé à négocier aux conditions précitées, duquel le Hamas serait exclu.
- Donner les moyens financiers et logistiques aux forces de sécurité fidèles à Abu Mazen d’en découdre militairement avec un Hamas qui tentera nécessairement de s’opposer au retour au pouvoir de la direction sortante de l’AP dans de telles conditions.
Pris de cours par la victoire du Hamas, les Services états-uniens vont mettre plusieurs mois à élaborer ce scénario de «
Regime Change ». Deux éléments sont en effet décisifs pour que le scénario aboutisse : le premier est de choisir le moment opportun ; le second est de disposer, du côté palestinien, d’alliés fiables et déterminés à aller à la confrontation, militaire si nécessaire, avec le Hamas. Le moment opportun sera l’automne 2006, après l’offensive militaire israélienne contre la Bande de Gaza et le blocus qui s’ensuit. Les alliés palestiniens sont tout désignés : Abu Mazen et son cercle restreint (notamment Nabil Amr et Yasser Abd Rabbo), représentants d’une classe politico-mafieuse produite par les Accords d’Oslo, qui sait qu’elle risque de tout perdre suite à la victoire de Hamas. Ces individus et leurs proches multiplient les rencontres avec des représentants des Etats-Unis dès le printemps 2006. Un autre homme va être appelé à jouer un rôle-clé dans le scénario élaboré par l’Administration US : c’est Mohammad Dahlan.
« Mohammad Dahlan est notre homme » (Georges W. Bush) Mohammad Dahlan, né en 1961, ancien dirigeant de la Shabiba (organisation de jeunesse du Fatah) à Gaza, a séjourné plusieurs années dans les prisons israéliennes avant d’être banni des territoires palestiniens en 1988. Il rejoint alors la direction de l’OLP à Tunis et va progressivement se rapprocher d’Abu Iyad
7, acquérir une place centrale dans l’appareil sécuritaire de la centrale palestinienne et être associé à l’équipe qui mènera les négociations avec Israël. C’est précisément pour discuter de questions sécuritaires qu’il participe en janvier 1994, à Rome, à une rencontre avec des responsables de l’armée et des renseignements israéliens
8. Cette rencontre secrète, organisée dans le cadre du processus d’Oslo, scelle la coopération entre le futur appareil sécuritaire de l’AP et les services israéliens, notamment dans leur objectif commun de neutralisation du Hamas.
A son retour dans les territoires palestiniens en 1994, Dahlan est nommé responsable de la Sécurité Préventive (SP) à Gaza. Il exercera cette fonction pendant 8 ans. La SP est un organe dont la tâche, selon les termes très explicites de l’un de ses dirigeants, est de «
surveiller les partis politiques, les organisations et la population afin que le gouvernement puisse gouverner »
9. Au cours des années 2000, il prend ses distances vis-à-vis de Yasser Arafat, multipliant les appels à la réforme de l’AP et au renouvellement de son leadership. Il démissionne de la SP en juin 2002. En avril 2003, le Premier Ministre Abu Mazen le nomme Ministre de la Sécurité Intérieure malgré les objections d’Arafat. Il quitte ses fonctions lors de la démission d’Abu Mazen en septembre et fait son retour au gouvernement en février 2005, lorsqu’il est nommé Ministre des Affaire Civiles du 3ème Gouvernement d’Ahmad Qurai. Lors des législatives de janvier 2006, il est réélu député dans la circonscription de Khan Younes.
Depuis le début des années 90, Dahlan entretient des liens appuyés avec les Etats-Unis et Israël. Il a en outre construit une relation privilégiée avec plusieurs responsables des services de sécurité égyptiens d’Hosni Moubarak. Durant les mandats de Bill Clinton puis ceux de Georges Bush, il a multiplié les rencontres avec des représentants de l’Administration US et de la CIA. D’après des officiels états-uniens, Georges Bush aurait dit de lui, après une rencontre en 2003 : «
C’est notre homme »
10. Dahlan déclare de son côté en 2008, au sujet de Georges Tenet, Directeur de la CIA de 1997 à 2004 : «
C’est tout simplement un homme juste, un grand homme. J’ai encore, de temps en temps, des contacts avec lui »
11.
De nombreux dirigeants israéliens le jugent digne de confiance, que ce soit en raison de ses critiques de la gestion de l’AP par Yasser Arafat ou de son attitude implacable face au Hamas. Sous sa direction, la Sécurité Préventive de Gaza a entre autres participé à la répression violente (14 morts) d’une manifestation organisée par le Hamas et le Jihad en novembre 1994 et à la vague d’arrestations consécutive à la campagne d’attentats-suicides de février-mars 1996 (plusieurs centaines de sympathisants et membres du Hamas interpellés). En avril 2002, le Ministre de la Défense israélien Benyamin Ben Eliezer déclarait devant la Knesset qu’il venait de proposer à Dahlan de prendre le contrôle de la Bande de Gaza
12.
Le nom de Mohammad Dahlan est également associé aux guerres fratricides qui ont eu lieu au sein de l’AP et du Fatah à partir de 2001, lorsque s’est posée la question de la succession d’un Yasser Arafat désormais mis hors-jeu par Israël et les Etats-Unis. Dahlan est soupçonné d’avoir développé un vaste réseau de corruption et d’avoir entretenu une milice privée de plusieurs centaines d’hommes afin de se construire une place-forte à Khan Younes (dans le Sud de la Bande de Gaza) et de mieux pouvoir assouvir ses ambitions personnelles. Certains l’accusent d’être indirectement lié à l’assassinat, en septembre 2005, de Moussa Arafat, cousin de Yasser Arafat nommé en 2004 chef de la SP à Gaza pour contenir l’influence de Dahlan.
Ultime élément, et pas des moindres, en juillet 2007, une lettre datant de 2003 était découverte dans ses anciens bureaux de Gaza, dans laquelle il s’adressait en ces termes à Shaul Mofaz, alors Ministre israélien de la Défense : «
Soyez certain que les jours de Yasser Arafat sont comptés, mais laissez-nous en finir avec lui selon nos méthodes, pas selon les vôtres. Et soyez également assuré que (…)
je donnerai ma vie pour tenir les promesses que j’ai faites devant le Président Bush »
13. Dahlan n’a jamais contesté l’authenticité de la lettre.
Les « conseils amicaux » des Etats-Unis Pour les Etats-Unis Dahlan devra être au cœur du dispositif de Regime Change, en charge des questions sécuritaires. Un soutien financier lui est apporté et les Etats-Unis se mettent à sa disposition pour former et armer ses hommes. Dès les mois qui suivent les élections, ses milices fomentent des troubles dans la Bande de Gaza et de premiers affrontements ont lieu avec les groupes armés liés au Hamas. Il est également à l’initiative de manifestations « anti-gouvernementales » devant les Ministères. Tandis que l’instabilité se répand dans les territoires palestiniens, des pourparlers s’engagent à l’automne 2006 pour la formation d’un gouvernement d’Union Nationale sous la pression de la population et des partis politiques. Les Etats-Unis et Mohammad Dahlan tentent alors de dissuader Abu Mazen de parvenir à un accord.
Une note remise au Président palestinien par le Consul Général des Etats-Unis à Jérusalem, à la fin de l’année 2006, qui aurait dû demeurer confidentielle mais qui a été révélée par David Rose en mars 2008
14 et authentifiée par divers responsables états-uniens et palestiniens, donne a posteriori raison à ceux qui, dès 2006, ont dénoncé le coup d’Etat en préparation
15. J’en cite ici de larges extraits :
«
La Secrétaire d’Etat Rice m’a demandé de vous rencontrer afin de discuter des moyens par lesquels nous pouvons avancer ensemble. (…)
Comme vous l’avez entendu à New York, le Président Bush veut vous soutenir. (…)
Mais notre capacité à vous aider dépend en grande partie de vous. Nous pouvons faire beaucoup plus si un gouvernement de l’AP se met en place, qui accepterait totalement et clairement les principes du Quartet.
Des Etats arabes clés sont également prêts à vous soutenir dans cette démarche. (…)
Nous savons que vous évaluez les différentes options. Nous voyons 3 éléments vitaux qui devraient faire partie de votre stratégie, quelle qu’elle soit :
1) Adressez-vous au public : rendez publique votre intention de former un nouveau gouvernement et expliquez ce qu’un tel gouvernement pourrait apporter au peuple palestinien ;
2) Le Hamas devrait avoir à faire un choix clair, avec une date-limite claire : le Hamas disposerait d’un délai limité pour répondre : soit ils acceptent un nouveau gouvernement qui se conforme aux exigences du Quartet, soit ils le rejettent ;
3) Les conséquences de la décision du Hamas devraient elles aussi être claires : si le Hamas ne répondait pas favorablement dans le délai prescrit, vous devriez expliquez clairement votre intention de déclarer l’état d’urgence et de former un gouvernement d’urgence explicitement dévoué à ce programme. (…)
Nous pensons aussi que vous devez immédiatement renforcer votre équipe. Nous pensons que vous devez y inclure des personnalités bénéficiant d’un fort crédit dans la communauté internationale (…).
Nous travaillons déjà à des projets de soutien à la Garde Présidentielle et aux Forces de Sécurité Nationale (…).
Si vous agissez en vous inscrivant dans ces perspectives, nous vous soutiendrons tant matériellement que politiquement »
16.
Le piège du Gouvernement d’union nationale et le « plan B » « L’option » choisie par Abu Mazen, au grand désarroi des Etats-Unis et de Dahlan, est de trouver un accord de principe avec le Hamas en vue de la formation d’un gouvernement d’union nationale. Ce gouvernement est néanmoins un piège tendu à un Hamas lui aussi sous pression, notamment de l’Arabie Saoudite : il permet de remettre au pouvoir une partie de la direction sortante (et battue) de l’AP et d’exiger ensuite du Hamas, au nom de l’unité, qu’il se soumette publiquement aux exigences du Quartet. L’accord est signé à la Mecque en février 2007. Mais dans les territoires palestiniens personne ne croit à la viabilité du nouveau gouvernement, d’autant plus que très rapidement, conformément à la volonté états-unienne, Abu Mazen va imposer des conditions inacceptables pour le Hamas.
Les Etats-Unis réadaptent en effet leur stratégie à la lumière des Accords de La Mecque. Un nouveau document est élaboré, intitulé « Plan pour la Présidence palestinienne en 2007 » ou « Plan B ». Deux noms apparaissent à plusieurs reprises dans le document, en plus de celui d’Abu Mazen : Salam Fayyad, ancien haut fonctionnaire à la Banque Mondiale et au Fonds Monétaire International, et Mohammad Dahlan. Ils sont au cœur du dispositif que les Etats-Unis souhaitent mettre en place pour aboutir à une chute rapide du Gouvernement d’Union Nationale et l’éviction définitive du Hamas de la direction de l’AP. Abu Mazen devra confier à Fayyad la gestion de l’ensemble des ressources financières de l’AP et à Dahlan la gestion de son appareil sécuritaire, qui devra être réformé. Conformément aux souhaits états-uniens, Fayyad sera nommé Ministre de l’économie du nouveau gouvernement et Dahlan Conseiller National à la Sécurité (CNS) du Président Abbas, malgré les protestations du Hamas.
La première version du « Plan B », révélée elle aussi par David Rose, indique qu’il s’agit, via la réforme des services de sécurité et la nomination de Dahlan à leur tête, de «
maintenir sous le contrôle indépendant du Président Abbas les forces de sécurité clé (…)
par l’intermédiaire du CNS [et d’]
éviter l’intégration du Hamas dans ces services »
17. Plus loin on peut lire que depuis le début de l’année 2007, «
le CNS Dahlan supervise, en coordination avec le Général Dayton, l’effort accompli pour entraîner et équiper une force de 15 000 hommes sous contrôle du Président Abbas afin d’établir la loi et l’ordre, de stopper le terrorisme et de dissuader les forces [armées]
extra-légales »
18. Dans la version définitive du « Plan B » on peut lire que les Etats-Unis s’engagent à «
fournir aux personnels de sécurité les équipements nécessaires et les armes afin qu’ils puissent accomplir leur mission »
19. Une nouvelle étape va donc être franchie. Malgré les réticences d’Abu Mazen , qui jusqu’au bout espère pouvoir reprendre le contrôle de l’AP sans effusion de sang, le feu vert est donné à Dahlan.
Le « coup de force » de Gaza Dès lors la machine est lancée. Dahlan multiplie les déclarations provocatrices à l’égard du Hamas ; depuis les camps d’entraînement sous supervision US (en Jordanie, en Egypte et à Jéricho), ses hommes affluent dans la Bande de Gaza avec la bénédiction d’Israël et les armes des Etats-Unis ; les incidents se multiplient avec les groupes armés liés au Hamas, notamment à partir du mois d’avril, lorsque l’existence du « Plan B » est révélée dans plusieurs journaux arabes
20. La bataille autour du contrôle des forces de sécurité fait rage, le Hamas ayant décider de créer sa propre Police dans la Bande de Gaza. Le 14 mai, Ismail Haniyah accepte la démission d’Hani al-Qawasmi, le Ministre de l’Intérieur (« indépendant »), qui affirme qu’il n’a en fait aucun contrôle sur les forces de sécurité de l’AP et qu’il ne peut rien faire pour stopper les combats.
Au début du mois de juin on compte déjà plusieurs dizaines de morts dans les deux camps. Tandis que dans la presse arabe et dans les rues palestiniennes, Abu Mazen et Dahlan sont déjà surnommés depuis plusieurs mois les «
Pinochet du Moyen-Orient »
21, dans les pays occidentaux et en Israël on accuse le Hamas de fomenter les troubles, d’avoir une attitude anti-démocratique et de mettre en péril la fragile unité nationale palestinienne. Abu Mazen et Dahlan tiennent à peu le même discours. Le Président palestinien accuse même le Hamas d’être lié à al-Qaeda. «
Les putschistes du Fatah, dans la tradition de tous les régimes arabes non-élus qui ont eux aussi organisé leurs propres coups d’Etat (…)
, ont déclaré que leurs ennemis démocratiquement élus étaient les « putschistes », ceux qui conduisaient le peuple palestinien vers de « sombres » abysses ».
22 Durant les deux premières semaines de juin les combats se multiplient et chacun comprend que l’affrontement d’ampleur est désormais inévitable. Le 13 juin le parti d’Ismail Haniyah prend l’initiative d’en finir avec les forces de Mohammad Dahlan avant que l’ensemble des armes et des hommes entraînés par les Etats-Unis ne rejoignent la Bande de Gaza et que Dahlan ne décide de lancer la dernière phase de l’offensive. En à peine 24 heures les hommes du Conseiller National à la Sécurité, qui ne bénéficient d’aucun soutien dans la population gazaouie, contrairement à ce que pensaient les stratèges états-uniens, sont balayés par le Hamas et ceux qui le peuvent tentent de s’enfuir de la Bande de Gaza. Plusieurs centaines d’entre eux s’entassent à la frontière entre Gaza et Israël, où ils bénéficient de la protection des forces israéliennes, qui va en outre faciliter leur transfert vers la Cisjordanie.
Abu Mazen et Dahlan savent que le pustch a échoué. Le 14 juin Abu Mazen révoque le gouvernement d’Union Nationale et décrète l’état d’urgence. Le 16 juin il refuse une réunion de crise avec la direction du Hamas en Syrie. Il se rend, accompagné de Dahlan, à une rencontre avec le Consul Général des Etats-Unis. Le lendemain il nomme un « gouvernement d’urgence » sous la direction de Salam Fayyad. L’état d’urgence permet à Abu Mazen et Fayyad de contourner la procédure normale, qui aurait impliqué un vote de confiance du Conseil Législatif Palestinien. Le Premier Ministre Fayyad est imposé, y compris à Abu Mazen, par l’Administration Bush alors que son parti « Troisième Voie » n’avait pas franchi la barre des 2% lors des législatives de janvier 2006. Les Etats-Unis, l’Union européenne et Israël annoncent la levée des sanctions économiques et diplomatiques, reprennent les versements d’argent au gouvernement de Fayyad et le reconnaissent comme « seul gouvernement légitime » de l’AP. Le Hamas a fait une démonstration de force dans le Bande de Gaza mais ne peut ni ne veut s’opposer à Abu Mazen et Fayyad en Cisjordanie : pourquoi se battre pour « prendre le contrôle » de zones autonomes qui sont en fait sous occupation israélienne ?
Conclusion : après l'échec de Gaza, bientôt celui de la Cisjordanie... La journaliste israélienne Amira Hass avait raison lorsqu’elle écrivait, dès octobre 2006 , au sujet des affrontements « interpalestiniens » : «
Ce n’est pas une affaire interne palestinienne »
23. Toute la séquence qui a suivi les élections législatives de janvier 2006 est en effet marquée par les interventions extérieures, notamment états-uniennes, visant à modifier les dynamiques politiques des territoires palestiniens. Les divers éléments que j’ai tentés de rassembler ici montrent sans ambiguïté que les « événements » de Gaza en juin 2007 ne sont que le produit d’une tentative de Regime Change orchestrée par l’Administration Bush et une fraction de la direction sortante de l’AP, prête à tout pour revenir au pouvoir.
Si l’on se situe du point de vue des objectifs des Etats-Unis, la tentative de putsch a été un échec. Les alliés palestiniens de Washington n’ont pas pris le contrôle de la Bande de Gaza, le Hamas n’a pas été mis hors-jeu même s’il est affaibli et il n’existe pas aujourd’hui de représentation palestinienne qui pourrait prétendre être légitime pour négocier un « plan de paix » made in USA. Certes, Gaza est isolée et coupée du monde. Certes, un gouvernement « ami » est aujourd’hui en place en Cisjordanie, qui s’est fixé pour principale tâche de désarmer la résistance et de soumettre l’économie palestinienne aux principes du libre-échange. Certes, les négociateurs palestiniens négocient et affirment à qui veut l’entendre que « tous les espoirs sont permis ».
Mais derrière les apparences, la réalité est toute autre. La Bande de Gaza est une véritable bombe à retardement, qui tôt ou tard va exploser au visage de ceux qui ont voulu jouer aux apprentis sorciers en tentant par la force de changer le verdict des urnes. En Cisjordanie, le gouvernement Fayyad est impopulaire dans quasiment tous les secteurs de la société palestinienne, à part chez les hommes d’affaires. Même au Fatah on le critique ouvertement. Les spectaculaires opérations de « rétablissement de la sécurité » à Naplouse et à Jénine et les multiples arrestations de militants et sympathisants du Hamas ne sont en aucun cas une démonstration du faut que l’AP pourrait contenir un nouveau soulèvement. En outre, personne ne croit sérieusement que les négociations en cours vont aboutir à une solution juste pour le peuple palestinien. Abu Mazen lui-même est revenu « extrêmement déçu » de sa dernière visite à Washington…
Les tergiversations d’Abu Mazen et le lamentable échec de Dahlan à Gaza ont conduit les Etats-Unis à placer tous leurs espoirs en leur nouvel homme de confiance : Salam Fayyad. Il a désormais accès aux comptes de l’OLP et de l’AP et gère donc en conséquence l’immense manne financière des « aides internationales ». Il a remplacé les responsables des divers services de sécurité de Cisjordanie en mettant « à la retraite » tous ceux qui avaient un passé politique ou militaire dans le Fatah ou l’OLP et en les remplaçant par des hommes de confiance. Pour l’instant l’édifice construit par l’Administration Bush tient debout. Mais pour combien de temps ?
Car contrairement à Abu Mazen, Fayyad n’a aucune légitimité « historique », que ce soit dans le Fatah ou dans l’OLP, et ne peut jouer d’un passé dans le mouvement de libération nationale pour faire accepter aux Palestiniens des accords au rabais. Contrairement à Dahlan il n’a pas de réseaux et de milices dévouées qui pourraient le soutenir au cas où la situation redeviendrait instable. On peut l’affirmer sans prendre de risque : après l’échec du pustch à Gaza, c’est en Cisjordanie que la politique états-unienne de Regime Change va bientôt montrer ses limites.
Et Mohammad Dahlan, me direz-vous ? Depuis sa déroute à Gaza et la révélation de sa lettre à Shaul Mofaz, il ne fait pas trop parler de lui. Le parcours de cet individu interdit néanmoins d’en conclure qu’il ne prépare pas, d’une façon ou d’une autre, son retour sur la scène politique palestinienne. Mais il est provisoirement tombé en disgrâce. Pour lui signifier qui était le nouveau patron, Salam Fayyad a ordonné, dès juillet 2007, la saisie de 7 millions de dollars sur ses comptes bancaires, l’accusant de détournement de fonds...
Qui a dit que les loups ne se mangeaient pas entre eux ?
Notes
1. Pour un éclairage sur le concept de « Regime Change », on pourra se référer à Justin Vaïsse, "La diplomatie du « changement de régime » selon les États-Unis", dans L'état du monde 2007, sous la direction de Bertrand Badie et Béatrice Didiot, Paris : La Découverte, 2006.
2. Membre fondateur du Hamas (1988), Abd al-Aziz al-Rantissi a été assassiné par l’armée israélienne en avril 2004.
3. Conversation avec M. al-Rantissi, décembre 2005.
4. Entretien avec Kifah al-Wawi, mars 2007.
5. Citée par David Rose, « The Gaza Bombshell », Vanity Fair, avril 2008, disponible sur http://www.vanityfair.com/politics/features/2008/04/gaza200804
6. Voir notamment Khaled Hroub « Un Hamas nouveau ? », Revue d’Etudes palestiniennes, n°102, hiver 2007.
7. Membre fondateur du Fatah, Abu Iyad, de son vrai nom Salah Khalaf était numéro 2 de l’OLP lors de son assassinat en janvier 1991.
8. Voir notamment Graham Usher, “ The Politics of the Internal Security : The Palestinian Authority’s New Security Services ”, dans Georges Giacaman et Dag Jorund Lonning (eds.), After Oslo, New Realities, Old Problems, Chicago, Pluto Press, 1998, p.153 et sq.
9. Entretien avec Jihad Abu Omar, responsable de la Sécurité Préventive à Hébron, mars 2007.
10. Voir Gideon Alon, Le Ministre de la Défense offre à Dahlan le contrôle de la Bande de Gaza, Haaretz, 29 avril 2002, traduction française sur http://www.lapaixmaintenant.org/article68
11. Cité par David Rose, op. cit.
12. Idem.
13. Une copie de la lettre est visible sur http://electronicintifada.net/v2/article7116.shtml
14. David Rose, op. cit.
15. Voir entre autres Gilbert Achcar, Premières réflexions sur la victoire électorale du Hamas (janvier 2006) sur http://www.alencontre.org/Palestine/PalAchcarHamas01_06.htm, PY Salingue, Aux côtés des Palestiniens, sans réserves ni conditions (avril 2006) sur http://www.ism-suisse.org/news/article.php?id=4616&type=analyse&lesujet=R%C3%A9sistances, Alain Gresh, Vers un coup d’Etat en Palestine ? (septembre 2006) sur http://blog.mondediplo.net/2006-09-27-Vers-un-coup-d-Etat-en-Palestine ou encore sur ce blog mon article Enjeux actuels de la résistance palestinienne (juin 2006) sur http://juliensalingue.over-blog.com/pages/2006_juin_Enjeux_actuels_de_la_resistance_palestinienne_JS-430846.html
16. « Talking points », note du Département d’Etat à l’attention de Mahmoud Abbas, téléchargeable sur http://www.vanityfair.com/politics/features/2008/04/gaza_documents200804
17. « Plan B », téléchargeable sur http://www.vanityfair.com/politics/features/2008/04/gaza_documents200804
18. Idem
19. « Plan d’action pour la présidence palestinienne », téléchargeable sur http://www.vanityfair.com/politics/features/2008/04/gaza_documents200804
20. Le premier à révéler l’existence du « Plan B » est le journal jordanien al-Maid, dans son édition du 30 avril.
21. Voir entre autres Joseph Massad, Pinochet in Palestine ? (novembre 2006) sur http://weekly.ahram.org.eg/2006/819/op2.htm et Tony Karon, Palestinian Pinochet Making His Move ? (mai 2007) sur http://tonykaron.com/2007/05/15/palestinian-pinochet-making-his-move/
22. Joseph Massad, Subverting Democracy (juin 2007), disponible sur http://weekly.ahram.org.eg/2007/851/op23.htm
23. Amira Hass, Not an internal Palestinian Matter, Haaretz, 4 octobre 2006, disponible sur http://www.haaretz.com/hasen/spages/770053.html