Considérations sur une société fragmentée
dans des territoires morcelés
« L’Autorité Palestinienne a obtenu d’excellents résultats en matière de rétablissement de la sécurité, surprenant les Israéliens qui avaient échoué à faire le moindre progrès [en la matière] en ayant recours à des incursions quotidiennes au cours des dernières années » (Jamal Muhaisin, Gouverneur de Naplouse, janvier 2008).
Après environ deux semaines passées en Cisjordanie, le temps est venu de tenter de synthétiser mes premières impressions et constatations. Je ne prétends pas ici dresser un tableau exhaustif de la situation dans les territoires palestiniens et fournir une analyse détaillée et complète des dynamiques actuelles. Cependant les multiples discussions que j’ai pu avoir, les diverses observations que j’ai pu faire et les nombreuses informations que j’ai pu rassembler, auxquelles s’ajoutent mes précédents séjours sur le terrain, qui me permettent de mesurer un certain nombres d’évolutions, m’encouragent à me lancer dans cet exercice de synthèse, aussi incomplet soit-il.
L’occupation, encore et toujours
Pas de doute, la Cisjordanie est sous occupation militaire. Bien que l’on ne soit pas dans la même situation qu’à Gaza, où les bombardements aériens succèdent aux opérations terrestres impliquant des dizaines de tanks, l’occupation est omniprésente, sur le terrain et dans les esprits. Les villes de Cisjordanie sont encerclées par l’armée, qui contrôle les entrées et les sorties et qui multiplie les incursions, de jour comme de nuit, pour arrêter ou assassiner des membres de la résistance armée ou de simples civils. L’ensemble du territoire et des routes sont quadrillés par les troupes d’occupation et nul ne peut espérer échapper aux contrôles quand il se rend d’une ville ou d’une « zone autonome » à une autre. La fragmentation territoriale est plus forte que jamais et l’on ne se rend dans une autre ville qu’en cas d’absolue nécessité (études, travail, santé, famille). Lorsque les habitants de Béthléem parlent de Naplouse, de Jénine ou même de Ramallah, on a parfois l’impression qu’ils parlent d’un autre pays, qu’ils ont visité par le passé, mais dans lequel ils ne sont jamais retournés.
« Israël réussit même à occuper nos esprits ». Cette phrase d’un animateur du centre culturel Handala, dans le camp de réfugiés de Beit Jebrin, près de Béthléem, résume on ne peut mieux les effets « invisibles » de l’occupation israélienne. Car pour ceux qui ne quittent que très rarement leur ville ou leur village et qui peuvent parfois passer plusieurs jours sans voir l’ombre d’un soldat, impossible de faire abstraction de la réalité. Il y a les proches, emprisonnés ou en fuite car recherchés par les autorités israéliennes, dont on attend avec anxiété des nouvelles ou pour qui l’on espère enfin recevoir une autorisation de visite. Il y a ces incursions qui rappellent, à qui l’aurait miraculeusement oublié, qui est le véritable maître du jeu dans les prétendues « zones autonomes ». Il y a enfin la télévision et les images des bombardements de Gaza, des opérations armées dans les autres villes de Cisjordanie, des blessés, des morts, des funérailles, qui provoquent chez chacun, au-delà de la légitime émotion, cette désagréable impression que « demain, c’est peut-être pour nous ».
Une société au ralenti, une économie en panne sèche
Ce sont une société entière et une économie qui sont étouffées. Le taux de chômage réel dépasse les 50% en Cisjordanie et les 80% dans la Bande de Gaza. Le prix du pain a augmenté de 50% en un an, celui de la farine et du riz de près de 100%. Le prix du carburant, comme partout dans le monde, atteint des chiffres records. Les porte-monnaie, les placards et les réservoirs d’essence sont désespérément vides. La fermeture quasi-hermétique de Gaza a des conséquences directes sur l’économie de la Cisjordanie : les 1.5 millions d’habitants de la Bande représentaient un marché considérable pour les agriculteurs. Nombre d’entre eux sont en situation de faillite. L’argent est au cœur de toutes les préoccupations. Lorsque l’on ne parle pas de politique, on parle d’argent : les prix qui augmentent, les salaires (quand ils existent) qui arrivent en retard, les opportunités d’un petit boulot pour deux ou trois jours, la dernière combine pour payer moins cher ses appels téléphoniques…
L’étranglement militaire et l’asphyxie économique ont des répercussions considérables sur la vie sociale elle-même. Pour le dire en des termes peu scientifiques, les Palestiniens n’ont pas d’argent, ils ne peuvent pas se déplacer, ils n’ont rien à faire et donc ils s’ennuient. Tout simplement. Alors on reste à la maison, devant la télévision, où sur les chaînes arabes les images de Gaza succèdent à celles du Liban, qui succédaient à celles de l’Iraq qui succédaient elles-mêmes à celles de l’Afghanistan qui venaient après celles des émeutes de la faim en Egypte. On se dit alors qu’ailleurs ça ne va pas mieux. Ce qui est à la fois rassurant et inquiétant. On va marcher dans la rue, lentement, sans trop savoir où l’on va, et on s’arrête devant chez le voisin, qui a mis des chaises sur le trottoir et qui attend qu’il se passe quelque chose… Mais il ne se passe rien. Alors on s’asseoit et on attend avec lui…
On boit des cafés, en fumant cigarette sur cigarette, et on discute de la dernière opération du Hamas à Gaza ou du prix du taxi pour Hébron qui a encore augmenté. On n’est pas triste, non, juste fatigué de ne rien attendre, de ne rien voir venir, de ne rien faire. Parfois l’impression de ralenti est telle qu’on a la sensation que c’est la notion même du temps qui a disparu. On arrive deux ou trois heures en retard à un rendez-vous, ou une heure en avance. Ou on n’y va pas. A part dans les établissements scolaires et dans les mosquées, les horaires semblent extensibles à l’infini. Comme me l’a résumé un jeune du camp de réfugiés d’Aïda, à proximité de Béthléem, « quand on n’a rien à faire, on s’en fiche de l’heure qu’il est ». Qui plus est, lorsque l’on doit se déplacer d’une ville à l’autre, le temps de trajet peut varier du simple au triple, voire même plus, en fonction du nombre de contrôles et du degré de zèle mis en œuvre par les soldats. Alors on se donne rendez-vous le matin. Ou l’après-midi. Pour ce qui est de l’heure précise, on avise…
Et pendant ce temps-là, certains font des affaires…
Mais ici comme ailleurs, certains réussissent à tirer leur épingle du jeu. En Palestine aussi les contradictions de classes sont fortes. Je ne parle pas ici de tous ceux qui, pour gagner quelques shekels, multiplient les petites arnaques et les escroqueries diverses, mais bien de ceux qui font des affaires à grande échelle sur le dos de la population palestinienne. Un exemple hautement significatif de ce phénomène est ce qu’il conviendrait d’appeler « l’affaire des taxis de Béthléem ». Je n’en parlerai ici que dans les grande lignes et tenterai dans les jours qui viennent de rassembler plus d’éléments afin d’en faire une analyse plus détaillée.
En raison des multiples barrages et points de contrôles entre les villes palestiniennes, le moyen de transport le plus courant pour se rendre d’une « zone autonome » à une autre est le taxi collectif. A Béthléem, quelques lieux faisaient office de « stations » informelles, mais rien n’empêchait celui ou celle qui se trouvait sur les rues principales de la ville d’arrêter un véhicule dans lequel il restait des places, lequel le conduisait dans sa ville de destination. Aujourd’hui les règles du jeu ont changé. Et si cela profite financièrement à quelques-uns, cela s’est fait au détriment de la très grande majorité des habitants de la ville, des villages et des camps de réfugiés de la zone de Béthléem.
Il existe en effet désormais une station de taxis « officielle », lieu de départ obligé pour quiconque veut emprunter un véhicule « interurbain ». En ville, la police contrôle que les taxis interurbains ne prennent pas de manière « sauvage » des passagers ailleurs que dans la station. A la sortie de la ville, elle vérifie que les chauffeurs possèdent bien le coupon qui leur a été remis lorsqu’ils ont quitté, voiture remplie, la station. Quel est le problème ? La station est située dans un lieu excentré, il faut donc emprunter un taxi pour s’y rendre et pour en revenir. Soit une perte de temps et d’argent. Résultat : pour ceux qui se déplacent tous les jours, un coût d’environ 150 shekels par mois (sachant que le salaire moyen est d’environ 1300 Shekels, environ 250 euros), qui a même conduit certains à « choisir » la marche (parfois plus de 30 minutes…) pour faire d’indispensables économies.
Alors à qui profite le crime ? Pas aux habitants de la zone de Béthléem, qui n’ont de cesse de se plaindre du nouveau système, ni aux chauffeurs de taxi, qui ont fait grève pour protester contre sa mise en place.
Le principal bénéficiaire de ce changement est le propriétaire de la station de taxis, Munib al-Masri, qui n’est pas un inconnu pour celles et ceux qui s’intéressent de près à la question palestinienne. Ce milliardaire palestinien
1, à la tête de la holding Padico
2, propriétaire d’une somptueuse villa à Naplouse, qu’il prêtait généreusement à Yasser Arafat lorsqu’il recevait des délégations de l’étranger, plusieurs fois pressenti pour être Premier Ministre (notamment en 1994 et en 2003), fondateur en 2007 du « Palestinian Forum », une initiative politique qui vise à dépasser les rivalités entre Fatah et Hamas, a récemment réussi une belle opération financière à Béthléem.
Il avait en effet fait construire un gigantesque immeuble à proximité de l’Eglise de la Nativité, qui aurait dû lui rapporter de juteux bénéfices en abritant un centre commercial pour les touristes et pèlerins. Mais le tourisme s’est effondré depuis 2000 et la « deuxième Intifada » et le centre commercial n’a jamais vu le jour. En menant un travail de longue haleine et grâce à de généreuses commissions, al-Masri a récemment réussi à convaincre les autorités de transformer cet immeuble vide en station de taxis, pour l’utilisation de laquelle les compagnies doivent payer des droits, ce qui se répercute sur les prix des courses. Il obtient donc enfin un retour sur investissement et l’assistance des autorités et de la police afin de s’enrichir encore un peu plus sur le dos d’une population déjà exsangue.
Confusion et clarification politiques Evidemment ce type de pratique n’est pas nouveau. Depuis les Accords d’Olso et la mise en place de l’Autorité Palestinienne, les « petits arrangements entre amis » se sont multipliés, avec une confusion manifeste entre « personnel politique » et secteur privé. Des hommes issus des milieux économiques se sont vu attribuer des responsabilités politiques
3 et, à l’inverse, des dirigeants de l’OLP et leurs proches se sont généreusement réparti le monopole sur l’importation d’un certain nombre de marchandises
4.
C’est entre autres ce type de pratiques, auxquelles s’ajoutent les compromissions vis-à-vis d’Israël, qui ont conduit la population palestinienne à infliger une défaite à la direction Fatah de l’Autorité Palestinienne et à son président, Mahmoud Abbas (Abu Mazen), lors des législatives de 2006, en donnant une majorité au Hamas. 18 mois plus tard, après une tentative de pustch ratée à Gaza, l’équipe d’Abu Mazen reprenait néanmoins les commandes en Cisjordanie en mettant en place un « gouvernement d’urgence » conduit par Salam Fayyad. Depuis, la confusion politique est totale (toujours pas d’Etat, mais deux gouvernements…), les tentatives de conciliation entre Fatah et Hamas ont toutes échoué et la situation est de plus en plus chaotique, au-delà des effets directs de l’occupation israélienne.
La plupart des Palestiniens, y compris de nombreux membres du Fatah, regardent avec dépit, cynisme, mépris, voire dégoût, les rencontres Abbas-Olmert, Abbas-Rice ou Abbas-Bush, alors que les bombes israéliennes pleuvent sur Gaza et que la colonisation se poursuit à grande échelle en Cisjordanie. Pour nombre d’entre eux, malgré la confusion les choses sont claires : «
Bush a promis 150 millions de dollars à Abbas en mars. La condition est qu’il accentue la pression sur le Hamas, qu’il désarme la résistance et qu’il signe un accord au rabais avec Israël », affirme Hatem, du camp de réfugiés de Beit Jebrin. Et les faits semblent lui donner raison : en recoupant les dépêches de diverses agences de presse, j’ai obtenu le chiffre de 78 arrestations, par les forces de sécurité d’Abu Mazen, de membres ou sympathisants du Hamas en Cisjordanie entre le 1er et le 25 avril. Soit une moyenne de plus de 3 par jour... Un chiffre considérable. Et le Hamas n’est pas le seul visé…
A Naplouse, ce sont ainsi non seulement des membres du Hamas mais aussi plusieurs combattants des Brigades des Martyrs al-Aqsa, pourtant issues du Fatah, qui ont été arrêtés, dans le cadre d’un vaste plan de « rétablissement de l’ordre » établi conjointement fin 2007 par Israël et l’Autorité Palestinienne et financé par les Etats-Unis. 12 d’entre eux se sont échappés au début du mois d’avril et ils sont depuis traqués par les hommes d'Abu Mazen. Au cours des deux premières semaines d’avril, de violents combats, avec plusieurs blessés par balle, ont eu lieu entre combattants évadés ou protégeant les évadés et forces de sécurité.
Mahdi Abu Ghazaleh, leader d’un groupe armé de Naplouse affilié aux Brigades al-Aqsa, accuse les forces de sécurité d’Abbas de recevoir leurs ordres directement des Etats-Unis et d’Israël. Les responsables de l’Autorité ne sont pas à l’abri d’opérations de représailles : le gouverneur de Naplouse, Jamal Muhaisin, qui déclarait en janvier dernier « [que]
l’Autorité Palestinienne a obtenu d’excellents résultats en matière de rétablissement de la sécurité, surprenant les Israéliens qui avaient échoué à faire le moindre progrès [en la matière]
en ayant recours à des incursions quotidiennes au cours des dernières années »
5 assumant ainsi ouvertement le rôle de supplétif des troupes d’occupation, a essuyé des tirs et vu sa voiture incendiée lors d’une visite au camp de réfugiés de Balata le 13 avril dernier.
Le Fatah face à l’opinion et à ses contradictions Les événements de Naplouse, s’ils peuvent être analysés comme participant du chaos qui règne dans les territoires palestiniens et de l’autonomisation des groupes armés liés au Fatah, n’en demeurent pas moins une illustration d’une opposition de plus en plus nette en Cisjordanie, qui dépasse le clivage Fatah/Hamas : la ligne de partage, loin de se résumer aux oppositions entre les deux factions, est entre ceux qui estiment qu’il faut poursuivre la lutte, armée ou non, et ceux qui veulent négocier un accord à tout prix, quitte à désarmer la résistance et à s’en prendre à toute initiative qui irait dans le sens de la reconstruction du mouvement de libération et du refus de l’abandon des droits nationaux du peuple palestinien. La popularité du Fatah et du Hamas, tout comme les résultats des législatives de 2006, ne sont que l’incarnation déformée de cette ligne de partage.
Les enquêtes d’opinion montrent que ces derniers mois, contrairement au message qui est matraqué par les médias "occidentaux", la popularité du Hamas et d’Ismaïl Haniyeh sont en hausse, tandis que celle du Fatah et d’Abu Mazen sont en baisse. Selon un récent sondage
6, Haniyeh a même pour la première fois dépassé Abu Mazen en termes d’intention de vote en cas d’élections présidentielles anticipées : 47% contre 46%, alors qu’en décembre le même institut mesurait 37% et 56%. Autre image d’Epinal qui vole en éclats avec ce sondage : le gouvernement Haniyeh est considéré comme plus légitime par la population de Cisjordanie que le gouvernement Fayyad (32% contre 26%).
Mais dans le même temps, si d’hypothétiques élections présidentielles opposant Marwan Barghouthi
7 et Ismaïl Haniyeh avaient lieu, le résultat serait, d’après le même sondage, sans appel : 57% pour Barghouthi contre 38% pour Haniyeh. La question n’est donc pas seulement
Hamas vs Fatah mais celle de la poursuite de la résistance et le refus des compromissions. Barghouthi fait partie des cadres du Fatah qui incarnent, à tort ou à raison, une orientation défendue par une partie significative des militants du parti : la poursuite de la lutte et l’opposition à la liquidation de la cause palestinienne. Il est donc beaucoup plus populaire chez les Palestiniens et chez les militants sincères du Fatah qu’Abu Mazen et sa clique. Les jeunes du Fatah l’ont bien compris, qui lors des récentes élections étudiantes de Béthléem et de Bir Zeit ont fait campagne en mettant en avant des personnalités comme Barghouthi, en défendant la nécessité de poursuivre le combat, et en mettant de côté Abu Mazen, Fayyad et les négociations en cours
8.
Il ne s’agit pas de surestimer les contradictions internes au Fatah mais il est indéniable que cette organisation est elle aussi traversée par la ligne de partage évoquée ci-dessus. Au début du mois d’avril, Barghouthi déclarait au quotidien italien
la Stampa qu’il était prêt à prendre la place de Mahmoud Abbas : «
Quand Abu Mazen démissionnera, je serai candidat aux élections présidentielles et je gagnerai, grâce au soutien du Fatah ». Pour ne pas perdre le peu de popularité qui lui reste dans le Fatah et dans la population palestinienne, Abu Mazen évoque souvent le nom de Barghouthi comme son « potentiel successeur ». Mais dans le même temps, selon les affirmations (non démenties) de Mohammad Nazal, membre du Bureau Politique du Hamas en Syrie, investi dans les négociations avec Israël en vue d’un échange de prisonniers contre la libération de Gilad Shalit, c’est Abbas lui-même qui a insisté auprès d’Israël pour que Barghouthi ne figure pas sur la liste des détenus « libérables », contrairement à ce que souhaitait le Hamas
9. Un « potentiel successeur » dont Abu Mazen et ses proches se passeraient bien…
Vers une nouvelle explosion ? Un enseignant de l’Université d’Abu Dis m’a ainsi résumé la situation : «
Nous avons aujourd’hui toutes les raisons de nous soulever de nouveau. Reste à savoir comment et avec quel leadership ». Il exprime ainsi un sentiment diffus dans la population et chez nombre de militants. Le mouvement national palestinien souffre d’une double crise, tant du point de vue de sa stratégie que de sa direction. Les problématiques sont nombreuses et pour certaines, déjà anciennes : Comment construire une direction unifiée du mouvement national palestinien ? Le Hamas doit-il être intégré à l’OLP ? Si oui, comment ? Quelle place pour la lutte armée ? Quel rôle pour les syndicats ? Comment redonner vie aux structures d’auto-organisation qui avaient été si efficaces durant les premières années de la première Intifada ? Quelle place accorder aux négociations avec Israël ? Quelles revendications ? Un Etat palestinien indépendant , à côté d’Israël ? Un seul Etat dans lequel tous les citoyens auraient les mêmes droits ? Quelle place accorder à la revendication du droit au retour ? Quels liens avec les réfugiés de l’extérieur ? Quels rapports avec les Palestiniens d’Israël ? etc…
Il est certain que dans l’état actuel des choses, ces questionnements sont loin d’être la préoccupation première de la très grande majorité des habitants de Cisjordanie et de Gaza, pour qui l’essentiel est de survivre malgré la catastrophe économique et sociale. Nombre de militants ont quant à eux fait le choix de privilégier les activités qui répondent aux besoins immédiats de la population ou qui tentent de faire face à l’entreprise de « sociocide »
10 dont souffre le peuple palestinien. Associations d’aide aux familles de prisonniers politiques, coopératives agricoles, syndicats indépendants de l’Autorité palestinienne, « centres culturels » dans les camps de réfugiés… Autant d’initiatives que d’aucuns jugent indispensables pour maintenir les conditions d’existence d’une société et donc d’un mouvement national palestinien et pour lutter contre un repli, considéré par certains comme inquiétant, vers des logiques individualistes ou vers des formes de solidarités de type essentiellement clanique.
Il serait cependant illusoire de croire que les Palestiniens ne se préoccupent plus de la politique et du politique. On parle de politique partout, à la maison, dans les taxis, à l’Université, et même si c’est souvent de manière cynique et parfois fataliste, il est évident que les Palestiniens n’acceptent pas leur sort et se posent toujours la question du meilleur moyen de faire valoir leurs droits. Ceux qui croient que l’accalmie relative en Cisjordanie et l’absence de contestation visible d’Abu Mazen et de ses hommes signifient que la population est prête à se soumettre et à accepter un « plan de paix » au rabais, avec le non-démantèlement de la plupart des colonies de Cisjordanie et du mur, la non-prise en compte du sort des réfugiés et le maintien en détention de la plupart des prisonniers, vont au-devant de grosses déconvenues. Le 23 avril, Abbas arrivait à Washington afin de rencontrer Georges Bush. La veille au soir, 5 adolescents du camp de réfugiés de Dheisheh, près de Béthléem, étaient admis à l’hôpital après été victimes de tirs à balles réelles de la part de soldats israéliens qui ripostaient à des jets de pierres. Ces jeunes, leurs familles, leurs proches et leurs voisins, ont dû être ravis d’entendre leur président déclarer que « les conditions étaient réunies pour aboutir à la paix ».
A n’en pas douter la colère et la frustration sont omniprésentes et, « plan de paix » au rabais ou pas, une nouvelle explosion surviendra. Il est clair que pour beaucoup ce sera alors l’heure des choix. Les al-Masri et autres spéculateurs ont déjà fait le leur : ils veulent le calme et la tranquillité pour faire des affaires. Leur problème n’est pas de savoir si les droits nationaux des Palestiniens seront un jour satisfaits. Les Abbas et autres Fayyad ont aussi clairement indiqué quel était leur option : trouver leur place, aussi infime soit-elle, dans le Moyen-Orient stabilisé et soumis dont rêvent les Etats-Unis et leur allié israélien.
Mais ce sera l’heure des choix pour ces militants et cadres du Fatah, comme les étudiants de l'organisation de jeunesse Shabiba ou comme Marwan Barghouthi, qui critiquent les négociations en cours, qui affirment qu’il faudra continuer à se battre, et qui devront alors choisir entre le peuple palestinien et la direction de l’Autorité. Ce sera aussi l’heure des choix pour des individus comme Mustapha Barghouthi et son « Initiative Nationale », qui prétendent incarner une « troisième voie », entre le compromis inacceptable et le recours à la résistance armée. Ce sera enfin l’heure des choix pour la direction du Hamas, dont une partie ne désespère pas, à terme, en multipliant les déclarations conciliantes (sur la reconnaissance d’Israël, sur la libération de Gilad Shalit et la médiation de l’Egypte, sur l’hypothèse d’un « cessez-le-feu »…), de remplacer Abu Mazen.en tant qu’interlocuteur privilégié et fiable aux yeux des Etats-Unis et d’Israël. La gauche palestinienne, et notamment le FPLP, seront sans aucun doute partie prenante de ce nouveau soulèvement, de même que le Jihad islamique et une très large majorité du Hamas.
Quand cela se produira-t-il ? Nul ne peut le dire précisément. Mais il est certain, au vu de la situation économique et sociale actuelle et des termes des « négociations de paix » en cours, que la population n’attendra pas la refonte du mouvement national, de son programme et de sa stratégie ou un accord entre les forces palestiniennes pour se révolter à nouveau. C’est en revanche de ces derniers facteurs que dépendront, en grande partie, le visage et l’issue de ce soulèvement.
Notes 1 Sa fortune était estimée en 2007 à 1.62 milliards de dollars, soit l’équivalent de plus de la moitié du PNB des territoires palestiniens… 2 La PADICO (Palestinian Development and Investment Company), holding basée à Naplouse mais enregistrée au Libéria, est un groupe possédant des intérêts dans des domaines aussi divers que le tourisme, l’industrie pharmaceutique, la finance, l’immobilier, l’élevage de poulets, les télécommunications ou la production d’énergie. L’Autorité Palestinienne lui a accordé un certain nombre de facilités, par exemple sa filiale Paltel s’est vu attribuer en 1994 le monopole sur les communications téléphoniques pour une durée de 25 ans… 3 Par exemple des postes de Maire. Jusqu’en 2005 c’est Yasser Arafat lui-même qui les nommait. Plusieurs entrepreneurs ont ainsi été placés à la tête d’importantes municipalités, comme Mustafa al-Natsha, nommé en 1994 à la Mairie d’Hébron. Al-Natsha est un industriel, Président du Conseil d’Administration de l'Arab Cement Company, Directeur de l'Agricultural Industries Company à Hébron, également investi dans l'industrie de la pierre et de l'alimentation en boîte de conserve ou encore propriétaire de l'usine Coca-Cola d'Hébron… 4 C'est ainsi que Mohammad Rashid, conseiller financier de Yasser Arafat et trésorier officieux de l'Autorité palestinienne, contrôlait les importations de pétrole dans l'ensemble des territoires occupés, que Nabil Shaath, Ministre dans plusieurs gouvernements et négociateur de l'Autorité palestinienne, a entre les mains le monopole sur les importations d'ordinateurs (heureuse coïncidence, il est lui même propriétaire d'une entreprise de production d'ordinateurs basée en Egypte) ou que Yasser Abbas (le fils de Mahmoud Abbas) co-administre Paltech qui a le monopole sur les importations, entre autres, de télévisions. 5 Cité sur http://www.maannews.net/en/index.php?opr=ShowDetails&ID=27027 6 Enquête conduite par le Palestinian Center for Policy and Survey Research (PSR) en mars dernier, diisponible sur http://www.pcpsr.org/survey/polls/2008/p27e1.html 7 Dirigeant du Fatah en Cisjordanie, considéré comme le chef de file de son aile radicale et militante, il est pour beaucoup l’inspirateur des Brigades des Martyrs al-Aqsa, branche armée de l’organisation. Il a été arrêté en avril 2002 par les autorités israéliennes et condamné à 5 fois la perpétuité. En 2006 il avait menacé de présenter, pour les législatives, des listes concurrentes à celle de la direction du Fatah avant de trouver in extremis un compromis avec Abu Mazen. 8 Voir, entre autres, mon article du 18 avril dernier sur les élections étudiantes à l’Université de Béthléem sur http://juliensalingue.over-blog.com/article-18842294.html. On notera également que lors des élections de Bir Zeit la liste (victorieuse) présentée par le Fatah avait pour nom « liste Yasser Arafat ». 9 Déclarations du 19 février sur www.aljazeera.net 10 Selon les termes, entre autres, de Saleh Abdel Jawad, professeur associé au département d’histoire et de science politique de l’Université de Bir Zeit. Pour de plus amples développements sur le concept de "sociocide", on pourra se référer notamment à http://www.inprecor.org/517/6_Sociocide__Jawad.htm.